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Les administrations publiques n’étouffent pas le PIB

De manière générale, le débat sur la place de l’Etat tourne à la dispute théologique.

D’un côté de la barricade, on brandit le poids de la dépense publique dans le produit intérieur brut pour démontrer que le secteur privé est asphyxié.

De l’autre côté, on brandit Colbert et le Conseil National de la Résistance pour affirmer qu’en France on se fait depuis toujours une certaine idée de la puissance publique.

Tout cela met du sel dans les discussions, égaie les soirées électorales, mais la réalité matérielle est autre.

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Entre 1949 et 2007, les administrations publiques (Etat central, collectivités territoriales et protection sociale) ont augmenté leur part dans la valeur ajoutée intérieure de 6,6 points passant de 10,8 à 17,4% du PIB. Cette proportion est identique à celle qui prévalait en 1980. Le déclin de la part des ménages et entrepreneurs individuels a bénéficié beaucoup plus aux entreprises et aux banques, dont le poids économique cumulé atteignait 61,1% du PIB en 2007, contre 44,4% en 1949.

Cette façon d’appréhender le poids de l’Etat en termes de valeur ajoutée est plus pertinente que le confus ratio dépenses publiques/PIB, qui amalgame valeur ajoutée et transferts publics, c’est-à-dire création et redistribution de richesse.

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D’après les estimations de Thomas Piketty, les administrations publiques détiennent 18,3% du patrimoine national (18,3=[145/145+646].100).

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La dette des administrations publiques (114% du revenu national en 2010) est inférieure à la valeur de leurs actifs financiers ou non (145% du revenu national). Contrairement à l’ancien régime, les Républiques successives ont pris soin d’accumuler des actifs, parallèlement aux dettes. N’en déplaise aux oiseaux de mauvaise augure, nous ne sommes pas en 1789.

Piketty et la renaissance de l’héritage

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« L’un de mes tout premiers objectifs, dans cette recherche, a été de savoir dans quelle mesure la structure des inégalités dans la société française du XIXième siècle ressemble au monde que décrit Vautrin, et surtout de comprendre pourquoi et comment ce type de réalité évolue au cours de l’histoire« . T . Piketty, Le Capital au XXIième siècle, chap. 11, Mérite et héritage dans le long terme.

La partie la plus passionnante de l’ouvrage de Piketty traite des enjeux économiques et sociaux de l’héritage et de leur évolution au cours du temps (chapitre 11, Mérite et héritages dans le long terme). A l’aide d’indicateurs pertinents, l’auteur démontre pourquoi le capital occupait au XIXième siècle une place centrale et structurante, comme force économique et sociale. Contrairement aux théories socio-économiques de Durkheim, Modigliani ou Tocqueville, qui envisageaient la « fin de l’héritage », en raison de l’idéal républicain de justice sociale, de l’hédonisme consommateur et de la montée du salariat, Piketty n’a pas de mal à montrer que, dans une certaine mesure, l’héritage est en train de renaître de ses cendres.

La force économique de l’héritage

Grosso modo, en 65 ans, le poids économique de l’héritage a doublé:

En 1945:

-héritages et donations représentaient 5% du revenu disponible des ménages, contre 24% en 1870 (graphique 11.8).
-les ressources du 1% des héritiers les plus riches de leur génération correspondaient à 7 fois le niveau de vie populaire (celui des 50% des salariés les moins rémunérés), contre 21 fois fois en 1870 (graphique 11.10).

En 2010:

-héritages et donations (part du patrimoine issu du passé) représentent 16% du revenu disponible des ménages.
-les ressources du 1% le plus riche des héritiers atteignaient 12 fois le niveau de vie populaire.

En termes d’annuités successorales (héritages et donations), nous sommes à mi chemin entre le point bas de l’après guerre et le point haut du XIXième.

3 forces expliquent cette évolution:

-Il existe globalement deux fois plus du capital à transmettre qu’en 1945, puisque le rapport capital/revenu a doublé, de 300 à 600% du PIB, ce que Piketty explique par la fameuse « divergence fondamentale » (rendement du capital>taux de croissance), mais aussi par le rattrapage des destructions de richesses occasionnées par les deux´conflits mondiaux.

-Les défunts sont en moyenne deux fois plus riches en 2010 qu’en 1945, puisque le rapport entre le patrimoine moyen au décès et le patrimoine moyen des vivants est passé de 1,2 à 2,2.

-La nette remontée du taux de décès depuis 2000, qui devrait se poursuivre mécaniquement jusqu’en 2050, en raison de l’arrivée à l’âge du décès des générations du baby-boom.

Vers une société de rentiers?

En 2010, les deux tiers du patrimoine total sont hérités, contre 45% en 1970. Nous voici revenus au taux d’héritage qui prévalait en 1914. Selon Piketty, la part des patrimoines hérités pourrait grimper jusqu’à 80/90% d’ici un siècle.

La société de la mobilité sociale et du mérite, individualiste et aventureuse, est-elle une illusion?

Si Rastignac revenait, se mettrait-il toujours en tête d’acquérir un patrimoine pour ne plus jamais avoir à travailler tout en menant grand train?

La réponse de Piketty est non. Même si l’héritage a repris des couleurs, les sommes moyennes qui sont en jeu n’ont plus rien à voir avec celles du XIXième siècle. Sortir d’une grande école et disposer du capital humain le plus prisé est aujourd’hui le meilleur moyen pour acquérir un haut niveau et un patrimoine. Nous vivons dans un monde de  » petits rentiers » et même si le patrimoine reste encore très mal réparti, il l’est tout de même beaucoup moins que par le passé.

Malgré tout, Piketty redoute que les inégalités patrimoniales ne se renforcent, notamment en raison de l’affaiblissement de la croissance et de la concurrence fiscale à laquelle conduit la mondialisation. A ces yeux, la probabilité d’un futur balzacien n’est pas nulle et il déplore que, selon ses estimations, près d’un français sur 6 nés en 2000 héritent d’un montant équivalent à une vie de travail modeste. Une lutte interne au salariat se développera sans doute entre ceux qui possèdent du patrimoine et les autres.

Pour conclure

La renaissance du capital concerne essentiellement l’immobilier d’habitation (54% du capital national en 2010) qui s’est substitué à la terre (57% du capital en 1700), puis au capital productif non terrien: à partir de 2000 machines, locaux et terrains productifs, redeviennent minoritaires dans la masse du capital, comme c’était le cas avant la seconde guerre mondiale. Ne peut-on craindre la valorisation continue du patrimoine immobilier n’amène une chute de la part des capitaux productifs, au détriment de l’innovation et de la croissance? Faudra-t-il taxer les revenus issus de la propriété immobilière pour éviter « l’état stationnaire »?

Dans une sociéte où près de 100% du patrimoine sont hérités, plutôt qu’aquis par le travail, nous observerons un renforcement des liens intergénérationnels puisque le capital des parents détermine mécaniquement celui des enfants. On pourrait relire à cette aune la question du  » mariage pour tous ». En effet, pourquoi un enfant élevé par deux femmes ou deux hommes n’aurait-il pas eu le droit plein et entier d’hériter de ses deux parents?

Alors que le travail permettra de moins en moins de combler les inégalités de patrimoine et que le hasard de la naissance pésera de tout son poids sur le destin patrimonial des futures générations, il est à craindre que ces inégalités, de plus en plus insupportables car non liées au mérite, se traduisent par une fracture politique à l’intérieur du salariat. Pour éviter la généralisation d’un ressentiment mortifére, faudra-t-il que l’Etat redistribue du capital aux jeunes issus de milieux moins favorisés?

Il manque une équation à Piketty

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Le Capital au XXième siècle de Thomas Piketty est un ouvrage important et attachant.

Important, en ce qu’il contribue à une meilleure connaissance de la dynamique contemporaine du capital et des inégalités. Attachant, en raison de la pédagogie qui s’y deploie et des nombreux exemples tirés des classiques de la littérature et du cinéma qui permettent à l’auteur d’illustrer son propos.

Cependant, l’appareillage théorique est un peu en retrait par rapport au reste de l’ouvrage, de sorte que l’absence d’une vision claire des « lois fondamentales » du capitalisme retire un peu de sa cohérence à la masse impressionnante de graphiques, de tableaux et de réflexions qui impresssionne le lecteur.

Où va le capitalisme?

L’auteur formule deux propositions :

1. Il existe une « force de divergence fondamentale », une contradiction entre le rendement du capital et le taux de croissance économique qui pousse à l’explosion du capital et des revenus patrimoniaux. A terme, Piketty prédit que la part des revenus du capital dans le revenu avoisinera les 40%, contre 25% aujourd’hui, du fait de l’essoufflement de la croissance, alors que le rendement du capital se maintient à son niveau normal, de l’ordre de 3 à 4 % l’an.

2. L’expansion du capital, sous toutes ces formes, provoque l’émergence d’une nouvelle classe de rentiers qui se distinguent du menu peuple par leur consommation ostentatoire, et des rentiers du XIX ième siècle par le fait qu’ils travaillent et possèdent de hautes qualifications.

Dans ce premier billet consacré au livre de Piketty on souhaiterait synthétiser et, si possible, compléter la démonstration théorique de l’auteur.

Les quatre équations de Piketty

(1) Capital/RNB=part des revenus du capital dans le RNB/ rendement du capital

(2) Capital/RNB = taux d’épargne nette/taux de croissance du RNB

(3) Part des revenus du capital dans le RNB=[rendement du capital/taux de croissance du RNB].taux d’épargne nette

(4) La « divergence fondamentale »:
Rendement du capital/taux de croissance=part des revenus du capital dans le RNB/taux d’épargne nette

L’équation (1) découle d’un vérité mathématique: multipliez le capital par son rendement et vous obtiendrez les revenus tirés du capital.

L’équation (2) est dérivée de la formule du taux de croissance effectif selon Harrod. Elle indique vers quel niveau devrait le rapport capital sur revenu devrait tendre compte tenu du taux d’épargne et du taux de croissance. L’équation prédit que l’économie française, avec un taux de croissance de 1,5% et un taux d’épargne nette de l’ordre de 10% devrait posséder en capital l’équivalent de 6,6 fois son revenu national, ce que confirment les estimations de Piketty.

L’équation (3) est dérivée du rapprochement de (1) et de (2).

L’équation (4), qui exprime le degré de divergence entre le rendement du capital et le taux de croissance économique résulte de l’équation (3). Piketty interprète la divergence entre rendement du capital et croissance comme un « fait historique » qui commande la répartition du revenu entre le travail et le capital. Sans contre-poids fiscal, la masse des capitaux augmentera plus vite que les revenus, accentuant la concentration des richesses et encourageant chez les possesseurs de capitaux des comportements « aristocratiques », avec consommation ostentatoire de leurs revenus patrimoniaux: dans l’équation (4), si le taux de croissance est plus faible que le rendement du capital alors le taux d’épargne est inférieur à la part des revenus du capital dans le revenu.

Où est l’équation du rendement du capital?

Piketty n’explique pas comment se forme le rendement du capital.

Selon lui, il s’agit d’une donnée qui s’explique par la nécessité de rémunérer les capitalistes.

Il est pourtant facile de déduire des équations (1) et (3), deux expressions complémentaires du rendement du capital (r):

(5) r=[RNB/capital]. part des revenus du capital dans le RNB

(6) r=[part des revenus du capital dans le RNB/taux d’épargne]. taux de croissance du RNB

Ces équations nous disent que les capitalistes ont deux moyens pour améliorer le rendement du capital: soit ils jouent leur rôle en investissant, pour accroître la productivité du capital et la croissance, soit ils se transforment en consommateurs de leurs rentes qui s’emploient à mener grand train sans épargner plus. Dans les deux cas, le rendement du capital augmente, mais ces deux modalités correspondent à deux capitalismes différents et il n’est pas certain que dans la seconde option, qui correspond peut-être à notre époque, l’intérêt des capitalistes coïncide avec l’intérêt général…

Pourquoi le capital augmente-t-il plus fortement que la croissance?

Piketty n’explique pas véritablement pourquoi le capital a tendance à progresser plus vite que le revenu. Or, sur la bases des équations précédentes, on observe que cette tendance provient tout simplement de la propension des possesseurs de capitaux à consommer une part de leurs revenus (plutôt que de tout épargner), ainsi que de l’existence d’un taux de dépréciation du capital non nul.

Il est difficile de voir dans ces deux faits une contradiction fondamentale du capitalisme!

En posant comme un axiome que le rendement du capital est une donnée Piketty veut démontrer que l’augmentation du ratio capital/ revenu se traduira inexorablement par une hausse de la part des revenus du capital dans le revenu ( cf (1)). Il souhaite également s’opposer à Marx, dont on sait qu’il prophétisait la diminution progressive du rendement du capital du fait de l’extrême concurrence que se livrent entre eux les capitalistes et de l’opposition entre le travail et le capital.

A l’inverse de Marx, d’après lequel ce sont des contradictions sociales et économiques qui bornent l’augmentation du capital et annoncent des perspectives révolutionnaires, Piketty décrit une contradiction structurelle-la supériorité du rendement du capital sur le taux de croissance- qui ouvrirait la perspective d’une société de plus en plus capitalistique et figée socialement.

Capital is back

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Dans leur papier intitulé Capital is back: wealth income ratios in rich countries 1870-2010, Thomas Piketty et Gabriel Zuckman montrent que la valeur des patrimoines privés (matériels et financiers), relativement au revenu national des grands pays industrialisés, est en train de retrouver la confortable position qui était la sienne avant le premier conflit mondial.

Sous l’effet des largesses fiscales, des bulles financières  et du ralentissement du taux de croissance économique, le capital retrouve une prééminence qu’il avait perdu entre 1914 et 1950.

Comme le montre le graphique ci-dessus, extrait de l’article des auteurs, la France n’est pas en reste.  Encore un petit effort, et le pays disposera d’une richesse privée plus de 6 fois supérieures à sa production annuelle, comme aux riches heures de la fin du XIXième siècle.

Les auteurs en tirent un enseignement: si la globalisation, via la concurrence fiscale, empêche les Etats de prélever plus de ressources sur le capital pour réduire les inégalités, alors la contestation des oligarchies et de la globalisation s’accentuera.

Dans le même ordre d’idée, on lira avec intérêt le papier de Paul Krugman (Sympathy for the Luddites), dans lequel le Prix Nobel s’inquiète de la persistance du chômage et préconise l’instauration d’un revenu garanti financé sur les revenus du capital:

« So what is the answer? If the picture I’ve drawn is at all right, the only way we could have anything resembling a middle-class society — a society in which ordinary citizens have a reasonable assurance of maintaining a decent life as long as they work hard and play by the rules — would be by having a strong social safety net, one that guarantees not just health care but a minimum income, too. And with an ever-rising share of income going to capital rather than labor, that safety net would have to be paid for to an important extent via taxes on profits and/or investment income ».