L’économiste Dani Rodrik, de l’université américaine de Harvard, vient de publier un papier intitulé Populisme et économie de la mondialisation dans lequel il met en perspective le succès politique des courants populistes, aux Etats-Unis, en Turquie, en Europe ou en Amérique latine.
Le populisme est une idéologie qui cherche à rassembler l’ensemble du « peuple » contre les « élites » et qui s’incarne dans des partis ou des mouvements dirigés par un leader charismatique qui revendique le monopole de la représentation des « gens d’en bas » contre « ceux d’en haut ». Les populistes se divisent en deux familles: les populistes démocratiques (le « peuple » est une « construction sociale de tous les jours ») et les populistes réactionnaires ((le peuple est une éthnie).
Habitués, particulièrement en France, au bon vieux clivage Droite/Gauche, la violence inédite (et pas seulement verbale) des populistes nous surprend et nous inquiète. La remise en cause démagogique de la démocratie représentative, la légitimation des atteintes aux libertés individuelles, la désignation de l’adversaire politique comme un ennemi, tout ceci rappelle forcément le climat des années 30.
Dani Rodrik envisage le populisme comme une réaction face aux excès de la globalisation et en particulier ses effets redistributifs particulièrement violents.
De façon très éclairante, il rappelle l’exemple des populistes américains de la fin du XIXième siècle, qui regroupèrent par delà les clivages géographiques et politiques un grand nombre de paysans propriétaires des Etats du Sud et de l’Ouest, ainsi que des ouvriers des Etats du Nord contre les « élites » industrielles et financières qui tiraient bénéfice de la modernisation économique et de l’Etalon-Or. Après le premier conflit mondial, le populisme connut ses heures de gloires en Europe, mais cette fois-ci, au sein des classes moyennes appauvries et hostiles aux milieux financiers accusées. Les mouvements fascistes surent capter cette énergie politique et la retourner contre le prolétariat. En Allemagne, où les droits sociaux conquis par la classe ouvrière étaient très étendus, le parti nazi, pourtant largement soutenu par la grande industrie protectionniste et quelques résidus historiques de l’aristocratie, réussit le tour de force de faire passer le prolétariat social-démocrate pour une classe privilégiée par rapport à la petite bourgeoisie et complice des classes dominantes. Comme chacun le sait, la social-démocratie allemande disposait d’une milice armée très capable de rivaliser avec les meutes nazies, mais la peur d’enfreindre la légalité donna un avantage aux chemises brunes. Comme quoi, il faut (parfois) savoir combattre les populistes sur leur propre terrain.
L’auteur rappelle que le populisme a tendance à se déployer dans les phases hautes de mondialisation économique et financière, dont il exprime avec fracas les contradictions …avec une probabilité non nulle de victoire politique, comme on l’a vu dans l’entre-deux-guerres.
Le regard que l’économiste porte sur le phénomène populiste s’appuie sur les enseignements de la science économique. Je ne citerai qu’un seul développement théorique. Il concerne les effets ambivalents du libre-échange. D’un côté, l’ouverture commerciale génère des gains économiques. D’un autre côté, elle fait des perdants et de gagnants. On enseigne cela depuis plus d’un siècle, mais ce qu’on a tendance à oublier c’est que l’essentiel des gains du libre-échange apparaissent dans les premières phases de la libéralisation des échanges, c’est-à-dire lorsqu’on permet à l’économie de respirer le grand air du marché mondial. Or, à mesure que l’ouverture s’approfondit, les pertes que subissent les groupes sociaux exposés à la concurrence augmentent tandis que les gains en efficacité pour toute l’économie s’épuisent, de sorte qu’arrive un moment (et nous y sommes, dit l’auteur), où la libéralisation fait plus de dégâts sociaux que de bien à la société.
Ceci explique la contestation de plus en plus massive des accords commerciaux (ALENA, TAFTA..), toutefois, Dani Rodrik note que le populisme anti-commercial est l’apanage des Etats-Unis ou l’Amérique latine, tandis que les populistes européens (surtout ceux de droite) se spécialisent dans la propagande anti-immigration. D’après l’auteur, ce biais xénophobe est logique. En effet, nous disposons en Europe d’Etats providence suffisamment étendus et solides pour compenser les retombées négatives du libre-échange. Dès lors, les populistes seraient moins enclins à descendre dans la rue ou à voter contre un accord commercial (ce que font tout de même les « populistes de gauche »), et plus enclins à accuser les « minorités » et les immigrés de vivre aux crochets de l’Etat providence. Ici, l’auteur touche juste, car il suffit de décrypter les explications du vote en faveur du Front National ou de Debout la France (et d’une bonne par du vote Les Républicains) pour constater que beaucoup de ces électeurs redoutent que l’immigration ne les prive d’une partie des aides sociales ou se traduisent par une hausse de la fiscalité. Il s’agit là d’un thème récurrent du Front national, entonné sur tous les tons par la dynastie le Pen.
L’auteur oppose le « populisme de gauche », qui privilégie la question économique et sociale, (Sanders, Melenchon, Podemos…) et le « populisme de droite », qui met l’accent sur le culturel, la défense du « peuple enraciné ».
Est-il légitime de parler de « populisme de gauche »?. Je n’en suis pas certain, même si ce concept fait de plus en plus d’adeptes (voir par exemple les écrits de Chantal Mouffe, ou ceux de l’inénarrable Jacques Sapir).
Il me semble périlleux d’entretenir une confusion entre gauche (radicale ou non) et populisme.
Je formule l’hypothèse qu’il existe trois clivages politiques bien distincts:
- Le clivage gauche/droite. Il s’agit d’un clivage modéré qui oppose deux styles de vies et deux interprétations de la République . La gauche et la droite structurent la vie politique lorsque les classes moyennes sont clivées et que leurs deux composantes cherchent à s’allier avec des groupes sociaux qui se situent au dessus ou au dessous d’elles. Comme l’enseigne Pierre Bourdieu, la gauche c’est (c’était…) l’alliance politique de l’ouvrier, de l’instituteur et du cadre supérieur du public (laïques et progressistes) contre l’alliance du petit paysan et ouvrier du tertiaires avec la bourgeoisie et les cadres supérieurs du privé. Pour paraphraser Marx, on dira que la superstructure idéologique est le reflet de la « composition organique du capital » de chaque groupe social: à gauche ceux qui sont relativement plus riches (ou moins pauvres) en capital culturel, à droite, ceux qui sont plus riches (ou moins pauvres) en capital économique. La gauche et la droite proposent deux interprétations différentes de la République. Pour la gauche, la République c’est la justice, le progrès. Dans le camp d’en face, la République est un gage d’unité nationale et un principe d’ordre social. La discorde gauche/droite étant une donnée quasi anthropologique de la société française, il n’y a aucune raison de penser qu’elle ne revienne pas à l’ordre du jour. Toutefois, à certaines époques, un autre clivage surgit et semble subvertir l’ancien.
- Le clivage Elites/populistes. La fracture peuple/élites est radicale puisque transversale. Par delà la gauche et la droite, les élites se regroupent contre le reste de la population (et réciproquement). Ce clivage apparaît lorsque les classes moyennes, destabilisées socialement, se coalisent pour cherchent l’appui des milieux populaires contre les élites et les fractions du peuple qu’elles jugent complices des élites (étrangers, artistes…). La grille de lecture populiste est très peu élaborée, tristement quantitative, mais elle est efficace. Pour simplifier, les populistes se réclament des « petits » (salariat peu ou pas qualifiés, petits paysans, petite et moyenne bourgeoisie) contre les « gros » (salariés très qualifiés, haute bourgeoisie financière et industrielle) dont ils vilipendent les privilèges et diabolisent le comportement. Ce ressentiment de classe s’envenime en racisme lorsque les populistes se présentent comme les représentants du « peuple enraciné » et « normal », par opposition aux « apatrides », aux « riches » et à leur « indécence commune ». Frustrés dans leurs ambitions, les populistes ont tendance à opprimer à leur tour les groupes sociaux vis-à-vis desquels ils réactivent des mécanismes de domination archaïques. C’est ainsi que le verbiage populiste s’agrémente toujours d’une posture viriliste (c’est le côté le plus grotesque du populisme) ou anti-étrangère. Même s’il est très légitime de s’inquiéter du populisme, il faut admettre qu’il ne tombe pas du ciel et qu’il ne résulte pas d’une folie collective. Le plus souvent, il apparaît lorsque la mobilité sociale régresse, lorsque les classes moyennes se délitent et ne parviennent plus à nouer des compromis avec les classes dominantes. Mais le populisme est toujours un échec. A la fois révolutionnaire et conservateur, il résout ses contradictions grâce au césarisme (de Napoléon à Chavez), au complotisme, à la xénophobie, ou bien il s’achève dans la farce (Boulangisme, débat télévisé de Marine Le Pen face à Emmanuel Macron). Parfois, le populisme se nie lui même et hisse au pouvoir (comble de l’aliénation) un démagogue ploutocrate (Trump, Berlusconi), dont il espère qu’il laissera quelques miettes au « peuple » ce qui, bien sur, n’arrive pas. Le populisme est donc transitoire. Il est souvent le prélude à des affrontements de classe moins confus et à la réactivation du clivage gauche/droite. A l’heure actuelle, la « recomposition politique » française est loin d’être achevée et il serait très hasardeux de célébrer la victoire définitive du « bloc bourgeois » macroniste (Stéfano Palombarini, Bruno Amable). Emmanuel Macron bénéficie de moins en moins des illusions de modernisme et d’équité qu’il a répandues auprès de certains secteurs de la gauche, et son opposition souverainiste se divise sur l’attitude à adopter face à la nouvelle loi travail (le Front national est très lié aux milieux de la PME et de la petite boutique, fort enclins à saper le droit social).
- Le clivage marxiste. Dani Rodrik ne l’aborde pas. Or, les populistes tiennent absolument à se distinguer de la gauche radicale (voir ici l’exemple du leader de Podémos Inigo Errejon). Les marxistes, précisons le, ne sont ni de gauche, ni populistes. Le groupe social qu’ils placent au coeur de leur combat n’est pas la « patrie » ou « les exclus », mais le prolétariat, dont ils construisent l’autonomie politique dans l’objectif de sa disparition, car ne l’oublions pas, les communistes cherchent à subvertir toutes les catégories traditionnelles, de « classe », comme celle de « race » ou de « genre ». Les prolétaires sont un peu la « part maudite » de la société capitaliste. De temps en temps, elle se rappelle à son bon souvenir (1936, les « OS » en 1968, les grèves de sans-papiers et d’immigrés, catégories qui forment actuellement la moitié du prolétariat en Île de France). Or, pour des raisons objectives et subjectives, le prolétariat ne peut plus occuper dans les combats et l’imaginaire de la gauche radicale la place qui était la sienne jusqu’à la fin des années 60, et qui faisait, par exemple, que l’on menait le combat féministe sur un registre analogue à celui de la lutte des classes (« femmes=classe sexuelle », disait on dans les années 70). Non pas que les producteurs de valeurs aient disparu (il n’y en a jamais eu autant), mais la diversification du salariat et la tertiarisation du travail changent la nature de la conflictualité ainsi que son expression. Jadis, le salariat s’appuyait sur sa concentration numérique pour se confronter à la classe propriétaire. Aujourd’hui, les salariés sont dispersés et, dit-on, « impliqués » dans des tâches qui les amènent à s’auto-discipliner, parce qu’ils ont à rendre des comptes à d’autres salariés, au client, à l’usager ou à un donneur d’ordres. Le contrôle de la production de valeur s’effectuant de manière moins directe que par le passé, il devient difficile de faire vivre un sentiment de solidarité de classe, par delà les statuts, les entreprises, les qualifications. Toutefois, le délitement de l’Etat providence, qui avait permis de déprolétariser le salariat est une tendance sur laquelle la gauche radicale peut s’appuyer afin de faire entendre sa partition politique. A long terme, le mieux que puisse faire la gauche radicale est d’oeuvrer à remettre à flot « la gauche » sur la base d’un nouveau compromis avec les classes supérieures les plus éclairées. En effet, les classes éduquées ne sont pas monolithiques (le mouvement socialiste a toujours recruté en leur sein et la « lutte des places » interne au tiers de la population titulaire d’un diplôme du supérieur est violente). De plus, il est facile de mettre en contradiction les élites éduquées en leur montrant en quoi le néolibéralisme est contradictoire avec certaines des causes auxquelles elles restent attachés (féminisme, anti racisme, écologie). A court terme, il est judicieux pour la gauche radicale de coopérer avec les populistes progressistes, c’est-à-dire ceux qui sont peu sensibles aux accents chauvins, mercantilistes et autoritaires de l’idéologie national-souverainiste (« ordre à l’intérieur, arbitraire mercantile à l’extérieur »). C’est ce que font beaucoup de militants à l’intérieur de Podemos ou de la France Insoumise, deux formations qui, malgré leurs insuffisances, s’inscrivent dans un imaginaire progressiste et démocratique. Après tout, la mode irritante des nuées de drapeaux tricolores et des tribuns hologrammes n’aura qu’un temps et le moment de la véritable conflictualité politique reviendra bientôt.
DG