La position dominante de l’économie allemande sur le continent européen a tendance à nous faire oublier que ce pays est traversé, comme tous les autres, par des conflits d’intérêts, et que si ce pays maintient un tel niveau de compétitivité il le doit moins au ciel libre et non faussé de la concurrence qu’à une économie politique.
Le graphique ci-dessus, tiré d’un rapport de la Deutsche Bundesbank (janvier 2016) retrace l’évolution d’une batterie d’indicateurs de compétitivité, dont un concerne les coûts salariaux (« unit labor costs ») et cinq autres les prix. Par exemple: depuis 1996, l’Allemagne a réduit de 20% ses prix à l’exportation, relativement à 37 de ses partenaires commerciaux. Comme la marge relative des entreprises dépend de l’évolution comparée des prix et coût, nous pouvons déduire de ce graphique quelques hypothèses comportementales intéressantes.
Trois faits retiennent l’attention:
- Quel que soit l’indicateur de compétitivité retenu, l’Allemagne a engrangé l’essentiel de ses gains de compétitivité prix avant 2001, soit avant le lancement de l’Euro comme monnaie fiduciaire.
- Compétitivité prix et coût ont globalement tendance à évoluer dans la même direction (comparer « unit labour costs » et « gdp déflators »).
- Lorsque la compétitivité prix se stabilise ou diminue, les coûts salariaux ne s’adaptent pas immédiatement (2000-2002; 2005-2008).
Traduisons ces faits en termes plus politiques, c’est-à-dire du point de vue de la répartition de la valeur ajoutée entre le capital et le travail.
- 1996-2001: la perspective d’une intensification de la concurrence intra-européenne consécutive au lancement de la monnaie unique pousse les entreprises allemandes à mener une offensive en termes de prix et à profiter de la dépréciation du mark et de l’Euro pour accroître leur part de marché. Résultat: la compétitivité prix progresse au détriment des salaires, de sorte que les marges relatives des entreprises allemandes sont stables.
- Une fois dans l’Euro, l’Allemagne est confrontée à des défis nouveaux: explosion des exportations chinoises, chômage massif (10% de la population active), déficits publics à résorber avec impossibilité de dévaluer sa monnaie nationale et, qui plus est, la contrainte concurrentielle qui découle de l’appréciation de l’Euro. Résultat: entre 2001 et 2008, l’offensive du côté de la compétitivité prix fait une pause, mais les entreprises allemande, qui maîtrisent plus leurs salaires que les prix mondiaux, en profitent pour accroître leurs marges relatives. En effet, à partir de 2003, l’Allemagne rétablit sa compétitivité par le biais des délocalisations (gain en termes de productivité du travail) et de réformes du droit social votées dans un contexte de chômage de masse favorable au patronat.
Résumons nous: la capacité des entreprises allemandes à préserver leurs profits est remarquable
- Quand les entreprises allemandes passent à l’offensive commerciale, elles prennent soin de préserver leurs marges et pour cela font reposer tout l’effort sur leurs salariés.
- Quand il est plus difficile d’améliorer la compétitivité prix, ou qu’elle diminue, les entreprises voient tout de même leurs marges relatives augmenter ou rester stables car elles en demandent encore plus à leurs salariés.
En apparence, les grands perdants de cette histoire sont les salariés allemands, dont les efforts et les sacrifices, qui avaient permis de satisfaire le consommateur mondial avant 2001 en leur offrant des prix relativement plus attractifs, n’ont pas été récompensés après 2001, à moins de démontrer, et c’est loin d’être improbable, que les marges emmagasinées par les employeurs allemands servent à consolider la compétitivité hors coût et hors prix, c’est-à-dire l’innovation et la qualité des produits, ce qui est favorable à la préservation de l’emploi sur le long terme et explique l’assentiment des salariés allemands au modèle économique de leur pays.