« Le capitalisme sans rival » de Branko Milanovic est un livre qui a suscité beaucoup d’intérêt et de réactions. Connu pour ses travaux dans les domaines de l’économie internationale, de l’économie du développement et des inégalités, l’auteur offre à ses lecteurs une oeuvre relativement personnelle et un brin provocatrice.
L’auteur convoque avec brio les « incontournables » que sont Weber et Marx, Smith et Mandeville, Arrighi et Lénine, Schumpeter et Fukuyama afin de traiter de vastes questions d’économie politique telles que la place du communisme dans l’avènement du capitalisme planétaire ou bien l’articulation de la démocratie et du capitalisme.
Résolument critique envers l’Occidentalo-centrisme des grands récits libéraux ou marxistes, Branko Milanovic nous invite à penser le changement social à partir du point de vue chinois ou malaisien. Ce parti pris anti-impérialiste fort justifié conduit parfois l’auteur à quelques excès.
Le capitalisme et rien d’autre
Branko Milanovic affirme que la suprématie mondiale du capitalisme est un fait accompli et que la prophétie de Karl Marx et de Friedrich Engels est réalisée puisque le mode de production capitaliste et sa structure anthropologique s’imposent urbi et orbi.
Depuis la chute du communisme et le déclin des religions, plus rien ne s’opposerait à la triple marchandisation des moyens de production (travail, capital, nature), du politique (corruption) et de la vie privée (atomisation, externalisation du travail domestique, Airbnb). Plus un seul domaine de l’existence humaine ne serait épargné par l’impérialisme marchand. Comme Max Weber, l’auteur s’en désole, mais ne voit aucun moyen d’enrayer le processus.
Le constat général de l’auteur n’a en soi rien de nouveau.
Dans les années soixante et soixante-dix du siècle précédent des auteurs comme Guy Debord ou Cornelius Castoriadis dénonçaient l’impérialisme du Capital par delà les nuances Est-Ouest. L’apport de Branko Milanovic réside dans la forme d’admiration qu’il nourrit vis-à-vis des pays non Occidentaux dont la double révolution nationale et sociale des temps décoloniaux fut le levier de leur émancipation puis d’un « printemps » des forces productives à l’échelle de la planète. Même s’il s’en défend, il souffle sur l’ouvrage de Branko Milanovic un vent téléologique qu’on croyait disparu depuis Fukuyama ou Huntington…
Le communisme, outil inconscient du capitalisme
Pour que le capitalisme devienne hégémonique, l’économie socialiste et l’idéologie communiste devaient disparaître.
Toutefois, il faut penser cette substitution de manière dialectique. D’un côté, le communisme a détruit les obstacles au dévéloppement endogène que constituaient le colonialisme et l’impérialisme. D’un autre côté, l’essor des forces productives impliquait le dépassement du communisme.
Médiateur évanescent du capitalisme, le communisme réel a du s’imposer contre une certaine orthodoxie marxiste. L’auteur salue l’audace de Lénine et de Mao qui, selon lui, ont rompu avec la doxa socialiste qui ne concevait pas que la révolution socialiste puisse s’affirmer hors des pays européens les plus avancés. D’après les théoriciens de la IIième Internationale, le socialisme n’avait pas la moindre chance de succès dans les pays semi-féodaux où dominaient la paysannerie et la bourgeoisie commerciale. A ce titre, les révolutions anti-impérialistes du Sud sont des révolutions contre le marxisme occidental.
Bien que convaincant dans l’ensemble, le propos manque d’un peu de nuance.
En effet, il aurait été juste de rappeler que les communistes chinois ont trouvé une inspiration dans le chapitre final du Manifeste du parti communiste (1848) où nous lisons que la tâche des communistes en Pologne est de soutenir « le parti qui voit dans une révolution agraire la condition de la libération nationale, c’est-à-dire le parti qui déclencha en 1846 l’insurrection de Cracovie« . Un autre écrit de Marx, Le mouvement révolutionnaire, publié le 1er janvier 1849 dans la Neue Rheinische Zeitung pose le problème de la révolution socialiste en termes assez proches de la conception anti impérialiste qui était celle de Lénine et Mao : « L’Angleterre domine le marché mondial et la bourgeoisie domine l’Angleterre. La vieille Angleterre ne sera renversée que par une guerre mondiale qui seule peut offrir aux chartistes et au parti ouvrier organisé les conditions d’un soulèvement victorieux contre ses oppresseurs gigantesques (…) Elle sera menée au Canada comme en Italie, dans les Indes Orientales comme en Prusse, en Afrique comme sur le Danube ». Du reste, lors de la conférence internationale de Bakou en 1921 à laquelle l’auteur fait très justement allusion, Zinoviev se référa à ces écrits de Marx afin d’étayer le programme de la IIIième internationale.
Branko Milanovic a parfaitement raison de rappeler que les conditions historiques dans lesquelles se trouvaient les pays assujettis ne leur permettaient ni d’attendre les bras croisés la modernisation spontanée de leur pays ni d’imiter la tactique de la social-démocratie allemande. Mais la difficulté spécifique que le socialisme rencontrait en Russie ou en Chine (classe ouvrière minoritaire, retard technologique, Etat relativement faible) ne créait-elle pas les conditions d’une dégénérescence bureaucratique ultérieure de ces expériences révolutionnaires et n’est-ce pas en réaction contre ce risque que Mao déclencha la révolution culturelle qui provoqua un tel chaos que le parti communiste chinois fut obligé de procéder par la suite à des réformes économiques radicales? Les tâches spécifiques de la révolution socialiste dans les pays du Sud (accomplir la révolution bourgeoise à la place de la bourgeoisie nationale défaillante) ne débouchaient-elles pas forcément sur un mode de production amené à durer plutôt qu’à s’estomper au profit du communisme?
Les travaux de Lucien Bianco, en particulier l’ Essai de définition du maoïsme (1979) aurait apporté de l’eau au moulin ironique et paradoxal de l’auteur. Ajoutons au débat un papier de Daron Acemoglu (The future of chinese growth: institutional perspectives) qui prend en compte l’effet tabula rasa de la révolution culturelle sur la libéralisation économique décidée par Deng Xaioping.
Péremptoire, Branko Milanovic arrive à la conclusion que le communisme appartient désormais à l’Histoire. Cet enterrement de première classe du communisme, aux accents schumpeteriens (le communisme détruit le féodalisme puis crée la base productive du capitalisme ) fera grincer des dents.
Il est vrai qu’en définissant le capitalisme par le règne de la marchandise et de l’échange plutôt que celui de l’exploitation de la force de travail, l’auteur écarte l’hypothèse révolutionnaire chère à Marx (chapitre 5, 5.2.b), au risque de s’enfermer dans une forme de pessimisme.
Adam Smith à New York, Bernard Mandeville à Pékin
La thèse centrale de l’ouvrage est que les anciennes colonies ou régions dominées par l’Occident (Chine, Vietnam, Algérie, Laos, Malaisie, Singapour, Botswana etc. ) ont donné naissance à une capitalisme authentique, cohérent, décomplexé, dépourvu du voile de sentimentalité écolo-libéral-méritocratique dont le capitalisme occidental aime (encore) à s’entourer.
Le capitalisme sans rival fait de la Chine contemporaine l’archétype du capitalisme politique, variante du mode de production dominant caractérisée par un dynamisme économique sous direction étatique.
Plus précisément, le capitalisme politique se manifeste par un pouvoir dictatorial et technocratique qui, bien qu’il permette aux élites économiques et politiques de fusionner, maintient l’ascendant de l’Etat sur l’économie et offre à la population un haut niveau de croissance des revenus qui légitime le pouvoir en place.
Soucieuses de la grandeur nationale, de l’indépendance du pays et de l’unité d’action, les élites dirigeantes du capitalisme politique peuvent être qualifiées de nationalistes. A ce propos, on regrette que l’auteur n’évoque pas les réussites des nationalismes non communistes, tels que ceux de Turquie, de Corée du sud ou d’Inde, qui sont peut-être eux-mêmes les cousins éloignés du volontarisme économique de Bismarck ou de Napoléon III.
Mais prendre en exemple la Chine devient problématique lorsqu’il s’agit de défendre bec et ongles le récit que les autorités chinoises font de leurs réalisations.
C’est ainsi qu’on est surpris de lire que si la corruption est importante en Chine (et l’auteur le regrette), ce serait à cause de la globalisation et du capitalisme en général et que le seul moyen d’y porter remède serait de procéder à quelques purges exemplaires.
De la même manière, rationaliser l’autoritarisme du régime de Chine au prétexte que « l’homme n’est pas un animal politique » au sens d’Aristote plonge le lecteur dans la perplexité. En effet, si l’on peut comprendre qu’il soit difficile de rassembler formellement les citoyens chinois sur une agora pour qu’il délibère chaque jour, on ne voit pas pourquoi ceux ci refuseraient le droit d’être consultés pour arbitrer entre des options politiques différentes.
On retrouve une démarche identique dans le chapitre que l’auteur consacre à la question des migrations et dans lequel il préconise de concilier internationalisme et protection des citoyens nationaux en ouvrant les frontières aux migrants qui accepteraient de ne pas bénéficier des mêmes droits politiques et sociaux que les natifs. Branko Milanovic se défend de faire la promotion de la politique migratoire discriminatoire de certains Emirats du Golfe. Mais sa recommandation politique ressemble fort au régime chinois du hukou qui entretient un dualisme de l’emploi entre les travailleurs d’origine rurale et urbaine. Alors que la Chine semble se diriger vers une réforme de ce statut, on fera remarquer que le modèle républicain traditionnel français instauré à la fin du XIXième siècle offre une voie d’accès progressive à l’égalité des droits politiques et économiques, via la législation du droit du sol.
Clair, désenchanté et ironique, riche en graphiques et statistiques dont l’auteur a le secret, le livre contribue au débat sur le capitalisme et apporte des préconisations progressistes en matière de fiscalité, d’éducation ou d’encadrement du financement des campagnes électorales qui interdisent de classer l’auteur parmi les conservateurs non éclairés.
« Cette fainéantise de trois jours de la semaine, dont on se plaint tant et si haut, n’a souvent pour véritable cause qu’une application forcée pendant les quatres autres. Un grand travail de corps ou d’esprit, continué pendant plusieurs jours de suite, est naturellement suivi, chez la plupart des hommes, d’un extrême besoin de relâche qui est presque irrésistible, à moins qu’il ne soit contenu par la force ou par une impérieuse nécessité.
C’est le cri de la nature qui veut impérieusement être soulagée, quelquefois seulement par du repos quelquefois aussi par de la dissipation et de l’amusement. Si on lui désobéit, il en résulte souvent des conséquence dangereuses, quelquefois funestes, qui presque toujours amènent un peu plus tôt ou un peu plus tard le genre d’infirmité qui est particulière au métier.
Si les maîtres écoutaient toujours ce que leur dictent à la fois la raison et l’humanité, ils auraient lieu bien souvent de modérer plutôt que d’exciter l’application au travail, chez une grande partie de leurs ouvriers.
Je crois que, dans quelque métier que ce soit, on trouvera que celui qui travaille avec assez de modération pour être en état de travailler constamment, non seulement conserve le plus longtemps sa santé, mais encore est celui qui, dans le cours d’une année, fournit la plus grande quantité d’ouvrage. »
Adam Smith, La Richesse des nations, Livre 1, chapitre 8, p.154 (GF Flammarion).
Chaque année, l’OFCE propose un état de la conjoncture nationale et passe en revue un certain nombre de thématiques importantes, telles que la place de l’Etat dans l’économie, la situation des ménages, du tissu productif ou de l’emploi.
Les deux premiers chapitres, qui explorent les réactions de l’économie à la crise sanitaire, sont le moment fort de l’ouvrage. Le volontarisme d’Etat (« quoi qu’il en coûte ») y est présenté comme un succès puisqu’il a préservé le revenu moyen des ménages et absorbé 70% des pertes des entreprises. Confortées par les pouvoirs publics, ces dernières n’ont pas anticipé une chute durable de l’activité , d’où la reprise assez nette de l’investissement en 2021.
Le travail de Magali Dauvin et Raul Sampagnaro apporte un éclairage très intéressant sur la nature du choc qui a résulté de la pandémie et sur l’adaptation des comportements privés aux restrictions prophylactiques. Les auteurs arrivent à la conclusion que la chute du PIB intervenue en avril 2020 s’explique aux deux tiers par un « choc d’offre » (fermetures administratives, difficultés d’approvisionnement) et pour le tiers restant par un « choc de demande » (épargne de précaution, « achats retardés pour éviter les interactions sociales »). Une fois passé le choc du premier confinement (perte de PIB de l’ordre de 31%), les agents économiques ont réagi aux deux suivants en ayant recours à l’e-commerce, au « click and collect », en réorientant leurs budgets ou en adaptant les processus de production, ce qui a permis de maintenir à flot la demande et la production.
Le ton de l’édition 2022 est très volontariste puisque les auteurs recommandent au Gouvernement de persévérer sur la voie de l’interventionnisme et de mettre en oeuvre un plan de relance complémentaire de 100 milliards d’euros pour remettre l’activité économique de notre pays sur la trajectoire qui aurait été la sienne en l’absence de crise sanitaire. A ce titre, même si le PIB a surmonté trois confinements consécutifs, il serait 90 milliards d’euros en deçà du niveau attendu.
Alors que l’on s’attend à un nombre important de faillites d’entreprises (9% des PME seraient menacées d’insolvabilité), les auteurs notent que le plan de relance actuel, de 100 milliards d’euros, est loin de l’effort consenti aux Etats-Unis, en particulier dans le domaine des infrastuctures publiques. C’est pourquoi Matthieu Plane et Xavier Ragot préconisent un ambitieux plan d’investissement pour répondre aux besoins criants d’entretien et de renouvellement du réseau ferroviaire, du parc immobilier universitaire ou bien encore des canalisations d’eau.
Keynésiens affirmés, les économistes de l’OFCE balaient les arguments défavorables au volontarisme budgétaire. Selon eux, tous les voyants sont au vert: faibles taux d’intérêt réels, annulation de facto d’une partie de la dette publique française en raison des rachats d’obligations d’Etat par la BCE , augmentation de l’épargne nette privée parallèle à celle de l’endettement public, existence d’un important supplément d’épargne des ménages consécutif aux confinements (10% du revenu annuel des ménages).
Les auteurs consacrent trois chapitres à l’avancée du néolibéralisme en France, qu’il s’agisse de la réforme des assurances chômage (étrillée par Bruno Coquet), de la dualisation de l’emploi décrite par Bruno Ducoudré et Pierre Madec ou des heurs et malheurs de la réforme des retraites par André Masson et Vincent Touzé)
En lisant le chapitre sur la place de l’Etat dans l’économie, on découvre avec surprise que les cadeaux financiers octroyés aux entreprises sous la forme d’allègements de charges sociales et autres crédits d’impôts représentaient en 2019 6% du PIB, contre 5,3 consacrés à l’enseignement public.
Conservateurs, étatistes de gauche, néolibéraux, nationalistes, écologistes, quelle sensibilité politique ne réclame pas l’intervention de l’Etat pour répondre aux crises qui affectent nos sociétés ? Souveraineté populaire, souveraineté nationale, souveraineté sanitaire, souveraineté européenne, de quels maux la souveraineté n’est-elle pas le remède espéré?
Dans l’ouvrage Dominer. Enquête sur la souveraineté de l’Etat en Occident, Pierre Dardot et Christian Laval déplorent la prégnance de notre imaginaire étatisé. Ils s’interrogent sur l’énigmatique, opaque et magique souveraineté étatique, cette étrange fiction d’un Haut suprême, d’un Centre absolu à partir duquel devraient descendre la lumière, la vérité, le bien de la société (p. 493). La photographie de couverture donne le ton puisqu’elle représente une tour hertzienne[1] dont le sommet, qui flotte dans la brume comme un nid d’aigle, semble diriger et dominer tout.
L’ouvrage se présente sous la forme d’une enquête érudite et passionnante qui nous plonge dans les archives de la philosophie politique, du droit public, de l’économie, de la sociologie politique et du droit canon.
Comment l’Etat occidental s’est-il doté d’une quasi personnalité qui lui permet de régner en tant qu’Etat surplombant, neutre et éternel ? Pourquoi les tentatives de rompre avec la logique de souveraineté ont-elles échoué?
Pour les auteurs, il est très important de répondre à ces questions afin de délégitimer une théologie politique mortifère qui, de nos jours, est au service du néolibéralisme et du nationalisme et empêche de répondre à l’urgence climatique.
Puisque les auteurs appellent à la rouverture du procès de la souveraineté étatique, on recensera les 11 chapitres du livre en déroulant les trois temps d’un procès qui débute par l’acte d’accusation de l’Etat moderne, se poursuit avec l’enquête de personnalité de l’accusé et s’achève par le verdict.
L’Etat souverain : un mythe dangereux
Pierre Dardot et Christian Laval déploient une critique radicale de la souveraineté étatique, cette mystique autoritaire dont ils dénoncent l’irresponsabilité systémique.
La souveraineté divinise l’Etat
L’Etat moderne est un mystère. Cette personne morale nous apparait comme une personne réelle dotée d’une identité, d’une volonté et d’une force qui lui permettent d’évincer tous ses concurrents et de régner avec Majesté[2].
La souveraineté désigne l’aura dont jouit l’Etat qui prétend incarner une autorité supérieure (Dieu, la Couronne ou la Nation) mais aussi les moyens juridiques exceptionnels qui découlent de cette légitimité. Ces moyens se déclinent en trois privilèges :
Liberté à l’égard des lois : la source du Droit réside dans un organe d’Etat (Prince, Peuple, Assemblée) qui fait et défait les lois à sa guise.
Permanence : la qualité de souverain revient à l’Etat et non à ses représentants
Monopole de la violence physique légitime : l’Etat est la source unique du droit à la violence
Sous la plume de Pierre Dardot et Christian Laval, la souveraineté est avant tout cette combinaison d’idéologie et de moyens juridiques qui permet à l’Etat de dominer les imaginaires et les pratiques, c’est-à-dire d’obtenir l’obéissance spontanée des individus, y compris sans leur consentement intime.
On peut regretter que les auteurs accordent assez peu d’attention au besoin de souveraineté qui pourrait émaner de la population elle-même. Par exemple, dans ses Discours sur la première décade de Tite-Live, Nicolas Machiavel perçoit chez le Peuple un désir plus vif d’être protégé de la servitude plutôt que d’exercer lui-même le pouvoir quotidien et de contrôler ses dirigeants. Dès lors, soucieux de tenir à distance les puissants tout en vaquant à ses propres occupations, le Peuple, nous dit Machiavel, ferait spontanément le choix de se placer sous la coupe d’un dirigeant autoritaire, mais juste.
La souveraineté déresponsabilise l’Etat
Les auteurs opposent souveraineté et responsabilité politique. Ils dénoncent en particulier le risque que fait courir l’abandon des communs écologiques (comme l’Amazonie) au bonvouloir de la logique interétatique. La souveraineté est ce verrou qui autorise au nom de la rentabilité les attitudes les plus désinvoltes puisque chaque Etat se comporte comme propriétaire d’une partie de la planète.
Les auteurs ne préconisent pas de placer l’Amazonie sous le haut patronage des Etats, mais plutôt d’en confier la responsabilité aux communautés indiennes qui y vivent et qui, en quelque sorte, bénéficieraient d’un droit d’usage mérité, mais au nom de l’humanité. On voit ici combien la critique de la souveraineté amène à questionner le droit de propriété.
A cette irresponsabilité externe, s’ajoute une irresponsabilité qui inhérente au populisme et au souverainisme. Les auteurs s’opposent à la démocratie plébiscitaire des chefs dont ils accusent Ernesto Laclau[3] d’être le médiateur imprudent via sa justification du leadership charismatique.
Ernesto Laclau se voit reprocher de voisiner avec le juriste Carl Schmitt, ce théoricien de l’état d’exception et de l’antiparlementarisme dont les auteurs rappellent le rôle dans l’autoritarisme de la République de Weimar finissante et l’accession des Nazis au pouvoir. L’examen des théories de Carl Schmitt est l’occasion pour Dardot et Laval de l’opposer au juriste et philosophe social-démocrate Hermann Heller[4], qui fournit des arguments pertinents et bienvenus contre le décisionnisme schmittien.
Les auteurs ne voient dans la souveraineté qu’une ruse des appareils d’Etat et des classes dominantes pour justifier leur domination unilatérale sur les peuples. Le propos est radical, parfois grinçant et polémique. Il tranche très nettement avec les développements centraux de l’ouvrage, et notamment ceux qui explorent les sources de l’idée de souveraineté.
Généalogie de l’Etat souverain
Comment le sentiment d’appartenance[5] de bureaucrates, de monarques et de militaires à une entité qui les dépasse est-il devenu la croyance de peuples entiers ?
La thèse défendue dans l’ouvrage est que l’imaginaire étatique s’est forgé au cours d’un processus émergent, sans finalisme ou continuisme. Rien n’était écrit à l’avance. Ce sont des évènements singuliers, des controverses doctrinaires, des luttes sociales, des guerres, des rivalités institutionnelles qui ont produit la souveraineté comme fait social contraignant. S’inspirant de la démarche généalogique de Michel Foucault (1973, 1978) sur la psychiatrie et la sécurité, les auteurs rejettent tout récit téléologique et toute dynamique écrasante, comme celles que tendent à déployer les approches marxiste ou durkheimienne de l’Etat.
Ce point de vue non téléologique a le mérite d’ouvrir la réflexion à la diversité nationale des processus d’étatisation et de ne pas tomber dans le piège du naturalisme[6]. Par exemple, les auteurs soulignent l’avance du mercantilisme allemand dans le domaine des sciences camérales ou bien encore la précocité avec laquelle l’Angleterre d’Henri II se dota (au XIIième siècle) d’une administration centrale des impôts et des finances.
L’intérêt des auteurs pour la pluralité des parcours nationaux se limite toutefois au Moyen-Age. On ne retrouve pas sous leur plume le foisonnement qui existe, par exemple, dans La Sociologie de l’Etat de Bertrand Badie et Pierre Birnbaum (1979). Or, l’architecture des Etats souverains occidentaux est très variée. Le fédéralisme allemand ou suisse aurait pu, par exemple, faire l’objet d’un examen.
Et l’Eglise inventa la souveraineté
S’appuyant sur les travaux d’Harold J. Berman (1983) et Ernest Kantorowicz (1957), Pierre Dardot et Christian Laval mettent dans l’inconfort la vulgate républicaniste qui exalte le combat séculaire de l’Etat moderne contre l’Eglise Catholique.
La réalité est plus complexe puisque le Roi ne devint empereur dans son royaume qu’au terme d’une rivalité mimétique avec la papauté qui débuta dans la seconde moitié du XIième.
Quand Grégoire VII rédige en 1075 un document-manifeste en 27 propositions dont la septième stipule que le pape seul a le droit de faire de nouvelles lois selon les besoins du temps, il affirme l’indépendance de son pouvoir législatif avec une netteté que les auteurs qualifient de révolutionnaire.
Au temps des trois premières croisades, la révolution papale dote l’Eglise d’une identité forte qui l’aide à s’émanciper de la tutelle des Rois et des Empereurs du Saint-Empire, grâce à l’élaboration d’un système de droit ecclésiastique (le droit canon), la souveraineté du Pape en matière législative, fiscale et de nomination des évêques.
En réaction, les monarques consolident leur autonomie juridique via la séparation entre les biens de la Couronne et ceux du Prince (notamment en Angleterre, pays pionnier dans ce domaine). La célèbre mise au point adressée par Philippe le Bel à Boniface VIII en 1302 (Le roi n’a pas de supérieur au temporel) et l’interdiction de discuter les décisions royales sur le modèle de l’infaillibilité du Pape illustrent bien ce mouvement.
A la lecture de ce chapitre 2, qui est d’une richesse dont il est difficile de rendre compte ici, il n’est pas interdit de faire le parallèle entre la démarche des auteurs et celle de Max Weber, puisque dans les deux cas, un fait social présenté comme spécifique à l’Occident (l’Etat moderne, le capitalisme) est en affinité avec une révolution religieuse.
Quatre modèles de l’Etat souverain
Au cours de leur vaste enquête, les auteurs distinguent plusieurs formes d’Etat souverain. Mais comme ils ne souhaitent pas donner l’impression de dérouler un récit étapiste, ils ne présentent pas cette succession à la manière d’une frise historique. Il n’est pas certain que ce choix facilite l’appropriation de l’ouvrage par les lecteurs, mais quatre modèles, voire quatre paradigmes, n’en apparraissent pas moins.
La synthèse que nous proposons dans le Tableau 1 s’appuie sur les chapitres 6 (Raison d’Etat, souveraineté et gouvernementalité), 7 (Le droit naturel et la question de la souveraineté) et 11 (Les nouveaux mystères de l’Etat). Elle précise, à l’instar des auteurs, la finalité de chaque type d’Etat souverain, ses modes d’action, ses mythes fondateurs, le contexte historique, les résistances qu’il a provoquées et les penseurs qui l’ont théorisé.
Tableau 1. Les quatre modèles de l’Etat souverain occidental
Pierre Dardot et Christian Laval ne suivent pas Michel Foucault lorsque celui-ci distingue régime de souveraineté fondé sur l’interdit (répression du coupable), régime de discipline (XVIIIième siècle) fondé sur la norme (redressement du délinquant) et régime de sécurité fondé sur l’incitation. Pour les auteurs, aucune des inflexions historiques que Foucault repère dans le registre d’action de l’Etat ne remet en cause la centralité de l’institution souveraine. C’est ce qui les amène à classer Antoine de Monchrestien comme Adam Smith parmi les défenseurs de l’Etat souverain.
Du XVième siècle à nos jours, de l’Etat absolutiste au projet néolibéral d’Europe souveraine, l’Etat souverain évolue pour mieux persister dans son être. Les mythes fondateurs sur lesquels il assoit sa puissance changent en fonction de l’environnement social. Hier, c’était la souveraineté nationale et la citoyenneté sociale qui prévalaient, aujourd’hui c’est la souveraineté du consommateur. Dans les deux cas, c’est encore et toujours l’Etat qui est le maître d’œuvre, que ce soit pour encaster l’économie dans la Nation (Etat social-éducateur) ou dans le système juridique mondial.
Pierre Dardot et Christian Laval qualifient de pure propagande l’idée selon laquelle l’Etat serait en train de disparaitre dans les eaux glacées de la globalisation marchande. Les auteurs soulignent que c’est bien un Etat (L’Etat entrepreneurial) qui veille à la sécurité des personnes, des biens, des contrats et de la propriété, met en place les politiques de libéralisation des flux de marchandises et de capitaux, finance les infrastructures collectives, soutient ses champions industriels nationaux et s’appuie sur la contrainte concurrentielle pour imposer des réformes du marché du travail. La globalisation du capital n’est-elle pas devenue l’ultime raison d’Etat ? s’interrogent les auteurs.
Les auteurs s’inquiètent du découplage tendanciel entre l’Etat et la Démocratie. Ils rejoignent les préoccupations de l’économiste Dani Rodrik[7] ou de l’école de la régulation (Boyer, 2018). Ils ont des mots forts pour dénoncer la soumission de la politique aux canons de l’art managerial : « …le pouvoir adopte le style d’une direction d’entreprise, considérant tantôt les citoyens comme des consommateurs à qui il faut vendre une politique, tantôt comme des employés à qui il faut imposer sans discussion possible les règles de l’organisation du travail sous la contrainte de la concurrence » (p. 674).
Mais une vision aussi crépusculaire de la démocratie à l’ère néolibérale soulève quelques questions. On est en droit de se demander si l’Etat-entreprise est encore un Etat souverain. A certains moments, les auteurs jugent que l’Etat néolibéral est un Etat fort[8]. Mais le plus souvent ils déplorent que le capitalisme domine l’Etat, ce qui menace de ruiner son indépendance, même relative, vis-à-vis du capital. L’Etat néolibéral est-il une pathologie de l’Etat, le stade ultime de l’Etat capitaliste, ou est-il la forme adéquate de l’Etat dans le capitalisme globalisé contemporain ?
De plus, on pourrait reprocher aux auteurs de sous-estimer les soutiens politiques dont le néolibéralisme bénéficie au sein de la population, ou du moins de ne pas explorer cette piste. La souveraineté du consommateur, pilier de la vision politique néolibérale, n’est-elle pas une interprétation de la Démocratie qui se targue de mieux satisfaire le plus grand nombre que la souveraineté populaire ? (Colin-Jaeger et Verlengia, 2020).
Le déclin des emplois publics, la montée des travailleurs indépendants, le renouveau spectaculaire du patrimoine, en particulier immobilier, la polarisation urbaine, le tout dans un contexte de vieillissement de la population, n’assurent-ils de conséquentes réserves d’électeurs aux dirigeants politiques néolibéraux?
Comment rompre avec la logique de souveraineté ?
La souveraineté a un début, elle aura une fin, proclament les auteurs. Mais, ajoutent-ils, le verrou de la souveraineté de l’Etat ne cèdera pas tout seul.
En effet, jusqu’ici, l’Etat s’est montré résilient. Mais ce n’est pas parce que la souveraineté a surmonté tous les obstacles et toutes les résistances qu’il ne faut pas rompre avec la logique de souveraineté. La volonté (et l’espoir) des auteurs de voir apparaître un monde post souverainiste explique largement leur réticence à inscrire l’émergence puis le déploiement de la souveraineté étatique dans un récit téléologique. Puisque tout aurait pu se passer autrement, rien n’est écrit pour demain et après demain.
Pourquoi les anti-souverainistes ont-ils échoué ?
L’Etat souverain a fait la preuve de son endurance. Ni la grande dissidence socialiste, ni les expériences de démocratie directe, ni l’Etat de services publics[9], ni même l’anti-étatisme nazi[10] ne l’ont subverti.
Le chapitre 8 (Expériences révolutionnaires de la souveraineté) consacré à l’essor et au déclin de la souveraineté populaire sous la Révolution française et le chapitre 9 (Les premiers socialismes et la critique de la souveraineté) tentent d’éclairer les raisons de ces échecs à répétition. La réflexion de Pierre Dardot et Christian Laval prend ici un tour stratégique. Résumons leur idée : si les sans-culottes puis les premiers socialistes ont échoué à remettre en cause la souveraineté étatique c’est parce que les premiers ont trop épousé la logique souverainiste tandis que les seconds ont rejeté l’Etat sans discernement.
La défaite du pouvoir sans-culottes face à la Représentation nationale et au Comité de Salut Public fait l’objet d’un récit passionnant. Opposés aussi bien à la monarchie parlementaire qu’à la souveraineté de l’Assemblée nationale surplombant celle du peuple en armes, les insurgés parisiens furent récupérés puis vaincus par les Robespierristes et le Directoire. Le rêve de la démocratie directe (droit de révocation des élus, ratification des lois par les sections populaires) se brisa sur l’incapacité des milieux populaires à résister à leur incorporation dans la mythologie souverainiste de la Volonté générale ou de la Nation une et indivisible.
En effet, les aspirations fédéralistes, le contre pouvoir de la Commune insurrectionnelle, les coalitions ouvrières, toute cela était incompatible avec la logique unitaire de la souveraineté.
Les auteurs déploient magnifiquement la toile de fond théorique sur laquelle s’est jouée la désactivation du pouvoir populaire et dans laquelle les idées de Rousseau et de Sieyès ont joué un rôle décisif.
En l’espèce, pour l’auteur du Contrat social, le peuple souverain d’où découle la Loi ne peut être qu’une personne morale, un organe d’Etat qui surplombe le peuple social. Quant à Sieyès, il voit le peuple que comme un souverain incarné mais défaillant, incapable de s’exprimer sans ses représentants. Que la souveraineté réside dans le Peuple (Rousseau) et voilà que le corps de ce dernier se dédouble en un corps physique et un corps mystique et immortel qui tient lieu d’idéal au premier. Que la souveraineté réside dans la Nation réelle (Sièyès) et celle-ci, bien trop diverse pour parler d’une seule voix, cède son pouvoir à des représentants qui gouvernent à sa place parce que l’intérêt supérieur de la Nation ne saurait s’exprimer correctement qu’à travers eux.
Pour schématiser le parcours de la souveraineté entre 1789 et 1795 et le propos (parfois complexe) des auteurs qui s’appuient sur la dialectique classique de l’exercice direct et indirect de la souveraineté nous proposons le Tableau ci-dessous.
Tableau 2. Parcours de la souveraineté au cours de la Révolution française
La dissolution du socialisme dans la souveraineté étatique fut quant à elle plus inattendue.
En effet, tant Joseph Proudhon, que Claude de Saint-Simon, Victor Considérant ou Charles Fourier souhaitaient l’avènement d’une société s’autogouvernant par l’association des producteurs interdépendants. Pour eux, la société contient les principes et les forces de son auto-organisation. Or, la majeure partie du courant socialiste renonca à cette ambition. Qu’il s’agisse du même Saint-Simon, de Louis Blanc, puis des socio-démocrates, de Karl Marx et de Lénine, tous firent de l’Etat l’instrument décisif de la transformation sociale.
Les auteurs font aux penseurs socialistes le reproche d’avoir, pour parler trivialement, jeté le bébé politique avec l’eau du bain étatique. Dans le cas de Proudhon, tout en saluant la profondeur de sa solution fédérative, les auteurs s’interrogent sur la capacité des communes ou régions autogérées à contenir les velléités individuelles par la seule force de l’utilité mutuelle. Ils ne taisent pas non plus le risque inhérent à une certaine démarche d’inspiration libertaire (ils prennent l’exemple de la deuxième gauche rocardienne) qui, sous prétexte de défaire l’Etat et ses pesanteurs, s’accomoderait d’une libération des forces du marché.
La pensée et l’action de Karl Marx font l’objet d’un chapitre entier (chapitre 10. Souveraineté de l’Etat ou souveraineté du peuple ?) qui fait ressortir le paradoxe d’un auteur qui fut brillant pour combattre l’apologie hégélienne de l’Etat (Marx, 1843), mais qui, en pratique, ne parvint pas à se détacher tout à fait de la perspective de la dictature du prolétariat. Les auteurs n’en retiennent pas moins la finalité marxiste de bâtir un Etat non séparé de la société qui permettrait aux membres du peuple d’être à la fois gouvernés et gouvernants.
La revanche des étatistes contre le socialisme, y compris lors de la Commune de Paris en 1871 lorsque les tendances blanquistes et jacobines instituèrent un Comité de Salut Public, devint tragique avec le léninisme et l’avènement de la dictature du Parti contre l’autogouvernement des Soviets.
A la recherche d’une démocratie ni libérale, ni populiste
Le fil rouge de l’ouvrage est la quête d’une démocratie qui échappe à la logique autoritaire de la souveraineté du Peuple et à la liquidation de la politique dans les eaux glacées de l’utilitarisme néolibéral.
En confrontant les expériences historiques qui ont la sympathie des auteurs (la démocratie athénienne, la Commune de Paris), et celles qu’ils critiquent (la République romaine) ou rejettent (le populisme), nous pouvons déduire de l’ouvrage une modélisation simple qui, espérons le, aidera à la compréhension du propos des auteurs.
Puisque la démarche de Pierre Dardot et Christian Laval consiste à séparer la Souveraineté de la Démocratie et à pointer l’écart entre leurs promesses et leurs réalisations respectives, croisons ces deux problématiques pour dégager quatre types de régimes politiques (Tableau 3).
Tableau 3. Matrice Démocratie-Souveraineté des régimes politiques
Dardot et Laval opposent la souveraineté populaire à la souveraineté du peuple. La première est réelle, la seconde est protocolaire. La première est conflictuelle et fait des gouvernants les obligés de leurs électeurs, la seconde est rituelle et fait des électeurs les auxiliaires des représentants dont ils ratifient les décisions majestueuses .
Le régime idéal est une authentique souveraineté populaire qui ajoute à la démocratique réelle (contrôle des dirigeants par les dirigés) une souveraineté réelle, ce qui signifie que la population fixe les termes du pacte constitutionnel fondateur[11] en amont du vote et de l’application des lois par les élus et l’administration. C’est à cette double condition que délégués et citoyens seraient assez responsables s’engager dans la préservation des conditions d’habitabilité de la Terre.
Le despotisme néolibéral, dans lequel la population est désaisie de la démocratie (voire perd son droit de protester, de manifester) et de la souveraineté réelle (des aéropages dégagés de tout contrôle démocratique fixent des règles budgétaires contraignantes) est à rejeter.
La démocratie constitutionnelle[12] est un cas intéressant. Dans ce contexte, le peuple s’autogouverne mais n’est pas souverain. La démocratie athénienne en est un exemple. En effet, les auteurs, qui s’appuient sur les travaux de Jean Terrel (2015), notent que ce n’était pas l’assemblée de tout le Peuple qui votait la Constitution mais un corps spécialisé de citoyens[13] (les nomothètes). Pour le reste, comme on le sait, les citoyens votaient les lois ordinaires et étaient appelés à gouverner par roulement.
La souveraineté populiste, héritière de la république romaine (Moatti, 2018) et chère aux populistes contre lesquels les auteurs n’ont pas de mots assez durs, fait du peuple la source de la Loi mais le tient largement à l’écart de la vie démocratique, c’est-à-dire de la délibération et du contrôle de l’application des lois. Ce sont des chefs charismatiques qui parlent et agissent au nom du peuple. Pour Dardot et Laval, la fausse rebellion souverainiste n’est qu’une variante déguisée de la domination étatique et capitaliste.
L’enquête sur la souveraineté de l’Etat en Occident de Pierre Dardot et Christian Laval est un livre important. Que l’on partage ou non les options politiques des auteurs ou leur approche sociologique de l’Etat, on est impressionné par la richesse et la profondeur des réflexions qu’ils formulent, par l’érudition du propos et la luminosité avec laquelle ils restituent, sous la forme de véritables cours de philosophie politique, la pensée de Rousseau, Hobbes, Marx ou Hegel. Les pages consacrées aux régimes politiques antiques, qui forment en elles-mêmes un ouvrage, feront certainement référence.
Cet ouvrage sur l’Etat complète les travaux que les auteurs ont consacrés au marché et au commun (Dardot et Laval, 2009, 2014). Présenté comme le premier volet d’un projet d’ensemble qui se poursuivra avec la publication d’une réflexion stratégique sur la gauche globale et la cosmopolitique du commun, cette annonce ne manquera pas de susciter une grande attente.
Devenu plus familier avec les Politiques d’Aristote, le lecteur refermera l’ouvrage en comprenant qu’il a entre les mains une salutaire défense du gouvernement politique contre le gouvernement royal et il se dira que la distinction aristotélicienne entre l’exercice autoritaire et non autoritaire du pouvoir n’a pas fini de donner à penser.
Bibliographie
Badie B., Birnbaum P. (1979), Sociologie de l’Etat, Paris, Grasset.
Berman J., (1983), Law and Revolution, Harvard University Press.
Boyer R. in Fourquet F. (2018), Penser la longue durée. Contribution à une histoire de la mondialisation, Paris, La Découverte. Postface.
[2] Comme le précisent les auteurs, Jean Bodin, dans La République (1576)) traduit souveraineté par le terme latin majestas.
[3] Laclau déduit de l’indivisibilité de la souveraineté, l’idée que la personne qui conduit le peuple doit être un seul individu. Il s’appuie sur la théorie de la représentation de Hobbes. Or, Dardot et Laval rappellent que pour Hobbes, une personne n’est pas forcément un individu : elle peut être constituée de plusieurs individus (un directoire, une assemblée etc.)
[4] Hermann Heller, contrairement à Carl Schmitt, pense que le souverain n’est pas celui qui décide dans l’état d’exception, mais celui qui fixe le cadre juridique dans lequel l’Etat affronte les situations d’exception, ce qui est de la responsabilité du vote du peuple ou des représentants qui instaure une Constitution et non pas celle d’un homme providentiel au tempérament césariste.
[5] Le juriste Maurice Hauriou décrit la souveraineté comme une idée qui cristallise les institutions étatiques, les regroupe en un seul corps.
[6] A ce sujet, on trouvera dans l’ouvrage une présentation des travaux anthropologiques de James C. Scott (2019) ou d’Alain Testart (2012) sur les sociétés et démocraties sans Etat.
[7] Dans l’article Feasible Globalizations, Dani Rodrick (2002) montre que la globalisation pousse l’Etat à arbitrer entre les marchés et la démocratie. Pour éviter que la puissance publique devienne le bras armé des intérêts financiers, l’économiste préconise de revenir à une globalisation plus modérée en restaurant les règlementations financières et commerciales internationales, de type Bretton-Woods, qui étaient propices au compromis social dans chaque pays.
[8] Pour lutter contre la démocratisation du monde et l’instrumentalisation de l’Etat par des groupes économiques, Walter Eucken appelait en 1932 à dépolitiser l’Etat pour le rendre plus fort dans son entreprise de protection de l’économie de marché. (p. 640)
[9] On doit l’expression au juriste Léon Duguit. Dans son esprit, le progrès des interdépendances sociales et la nécessité pour l’Etat de servir les gouvernés en les assurant contre les risques sociaux devait entraîner la disparition des prétentions souverainistes de l’Etat.
[10] Les auteurs reprennent la thèse que l’historien Johann Chapoutot (2020) défend dans son livre Libre d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui où il interprète le darwinisme administratif nazi (mise en concurrence de l’Etat par une myriade d’agences ad hoc dotées d’une mission spécifique et d’un budget) comme une polycratie dont la logique est celle de la désintégration de l’Etat.
[11] Dans le Contrat Social, Rousseau distingue démocratie (les gouvernants appartiennent aux gouvernés) et souveraineté (le peuple vote la loi fondamentale).
[12] Cette notion n’est pas celle des auteurs mais respecte l’esprit de leur argumentation
[13] Cette réforme importante voit le jour en -403.
Selon les écologistes, il n’y aura pas de transition écologique sans justice sociale.
Mais la traduction politique de ce programme est laborieuse. Le mouvement de protestation des « Gilets jaunes » contre la hausse des taxes sur les produits énergétiques a montré que la rencontre entre durabilité et justice sociale est loin d’être automatique.
Comment les électorats des différentes sensibilités politiques appréhendent-ils la relation entre ces questions? Sur quels alliés les écologistes peuvent-ils s’appuyer?
Source: auteur. Données: IPSOS (2020)
L’enquête IPSOS « Fractures françaises 2020 » permet de découvrir une relation non linéaire entre le soutien à la préservation de notre écosystème et la volonté de transférer des ressources des riches vers les pauvres.
On observe que les électorats qui s’opposent le plus intensément sur la question sociale (Les Républicains et La France insoumise) sont relativement proches quant à la nécessité de préserver l’environnement. Globalement, les personnes plus soucieuses de justice sociale que l’électorat Europe Ecologie les Verts (PS, RN, FI) tendent à minorer la question environnementale, alors que les électorats plus libéraux que EELV (LREM et LR) se détournent, dans des proportions variées, de l’écologie.
Dès lors, placé au sommet de la « courbe en cloche » qui relie la justice environnementale et la justice sociale, l’électorat écologiste est face à un dilemme: soit il s’associe à LREM, et il lui faudra abandonner un peu d’écologie pour beaucoup de libéralisme, soit il se tourne vers la gauche et il lui faudra remplacer beaucoup d’écologie par beaucoup de social.
Comme les Verts n’ont aucun partenaire aussi soucieux d’écologie que l’électorat LREM, on comprend qu’une part d’entre eux soit tentée par une alliance au centre. Mais LREM doit tenir compte de la concurrence de LR, qui est furibardement anti-écologique. Est-ce une alliance fiable?
S’ils veulent trouver alliés parmi les classes populaires qui votent FI, PS et même RN, les écologistes devront convaincre que la transition écologique est, en pratique, favorable aux plus modestes. C’est à ce prix que les électorats populaires, en particulier les ouvriers dont beaucoup votent RN, rehausseront leur soutien à l’écologie et seront moins exigeants en matière de redistribution directe des revenus.
Le regard d’Emmanuel Todd sur le macronisme et les Gilets jaunes était attendu. La déception que provoque la lecture de son dernier livre (« Les Lutte des classes en France au XXIième siècle ») n’en est que plus vive. Bâclé, contradictoire et erroné, le dernier opus du démographe témoigne d’une forme de renoncement intellectuel qui inquiète et interroge.
Non, les inégalités françaises ne sont pas un mythe
« Les luttes des classes en France au 21 ième siècle » d’Emmanuel Todd s’inscrit dans la litanie des ouvrages déclinistes.
Si l’on en croit le bouillant démographe, c’est toute la France qui tombe, à l’exception d’« une caste de vrais riches ». L’auteur expédie cette thèse en quelques pages sans fournir de statistiques. Il se contente de descendre en flammes la mesure « officielle » du niveau de vie des ménages dont il nous affirme qu’elle est fausse parce qu’elle omettrait les dépenses non ajustables (loyers, assurances, forfaits téléphone…).
Or, l’INSEE ne cache rien. Elle publie l’évolution du « revenu arbitrable » des ménages qu’elle obtient en retranchant un grand nombre dépenses incompressibles, le plus souvent pré-engagées, telles que les abonnements de télécommunications, les loyers et charges, les frais d’assurance santé, les services financiers, le paiement de la cantine, les remboursements de prêts immobiliers et même les dépenses alimentaires.
Malheureusement pour Emmanuel Todd, se rapprocher du niveau de vie réel des ménages conduit à rejeter sa vision d’une France que les inégalités épargnent.
On observe que les 10% les plus riches disposent, au minimum, d’un revenu arbitrable mensuel moyen de 1890 euros, contre 380 euros pour les 20% les moins aisés.
Le taux de pauvreté, en termes de revenu arbitrable, passe de 14% à 27%et la polarisation de ce revenu est si massive que le coefficient de Gini (indicateur usuel de concentration compris entre 0 et 1) atteint un niveau équivalent à la concentration des revenus au Mexique (0,448).
Voici donc un livre qui traite de la « lutte des classes en France » et qui démarre par une relativisation des inégalités. Le reste est à l’avenant.
Non, Emmanuel Macron n’est pas Louis Napoléon Bonaparte mais François Guizot
La « médiocrité » du personnage Emmanuel Macron, la vacuité de son discours et la violence physique son entourage (Affaire Benalla) ont frappé Emmanuel Todd au point de faire un parallèle entre le Président de la République actuel et le portrait que Karl Marx dresse de Napoléon III dans « Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte».
L’argumentaire est saisissant mais tient mal la route.
En effet, le bonapartisme a une triple dimension, césariste, élitaire et démocratique.
Ce phénomène survient lorsque les classes dominantes s’en remettent à l’Etat et à son chef pour sauvegarder leur cohésion et maintenir leur hégémonie politique sur la société.
Macron César du peuple ?
Ce n’est évidemment pas le cas. Louis Napoléon Bonaparte se présentait comme le champion de la souveraineté populaire. Il voulait plaire au plus grand nombre et bénéficia d’un soutien réel et durable des masses. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’Emmanuel Macron est étranger au césarisme et sa relation plutôt difficile avec les chefs militaires en témoigne.
Tuteur d’une bourgeoisie fracturée ?
Là aussi, la comparaison d’Emmanuel Todd ne tient pas puisque l’unification des classes bourgeoises précède le macronisme plus qu’elle ne le suit. En effet, le Président Jupitérien est le produit d’une « révolte fiscale » des plus aisés contre les timides réformes fiscales de François Hollande.
Restaurateur de la confiance entre les petits propriétaires et l’Etat ?
Todd aurait-il oublié que Badinguet faisait mine de contester les privilèges de l’aristocratie financière ? Or, Macron est le porte-voix de cette classe.
De plus, Louis Napoléon Bonaparte offrait un débouché politique et financier à la paysannerie rétive à la monarchie, à la « menace rouge » et au fisc, alors qu’Emmanuel Macron se sent peu redevable auprès des catégories qui l’ont appuyé, notamment les retraités. Le vote macroniste fut un vote contre, le vote bonapartiste fut un vote pour.
Etatiste autoritaire ?
Emmanuel Macron l’est assurément, mais en tant que libéral et pas en tant que bonapartiste. Jupiter rappelle Giscard et encore plus Guizot, ce libéral technocrate et partisan de l’Etat fort, si méfiant envers le peuple.
Par ailleurs, il aurait été pertinent de définir le périmètre de l’Etat auquel fait référence Todd. Est-ce l’Etat français? ou bien est-ce l’Etat français internationalisé dans le « système européen », avec l’Euro pour monnaie?
Le livre manque d’une réflexion étayée sur la relation entre l’Etat et le monde des affaires. Dans de nombreux passages, Todd décrit l’Etat comme une force autonome qui grandit à mesure qui vampirise les Français. Il est vrai que l’image d’un Léviathan pathologique existe dans « La guerre civile en France » (1871) de Karl Marx.
Mais n’est-il pas anachronique de juger l’Etat néolibéral contemporain, qui donne aux fonctions économiques un rôle plus éminent qu’aux fonctions régaliennes traditionnelles, à l’aune des dérives militaristes et policières de l’Etat du milieu du XIXième siècle?
Dans d’autres passages, Todd présente l’Etat comme un outil au service du monde des affaires, et particulièrement de la finance. Mais dans ce cas, et si l’on tient à s’inspirer des écrits de Marx, la référence historique pertinente n’est-elle pas plutôt la Monarchie de Juillet, période au cours de laquelle la haute finance « régnait sous le trône », comme s’en amusait Marx, et opprimait la bourgeoisie industrielle ?
A l’évidence, Todd manque d’un modèle réaliste de la relation Etat-monde des affaires. S’il raisonnait en termes d’hégémonie politique, à partir d’une approche relationnelle du pouvoir, il verrait que le soulèvement des Gilets Jaunes, dont beaucoup, au départ, étaient des artisans, des commerçants, des indépendants, des ouvriers et employés tertiaires, correspond à une rupture entre le grand/moyen capital et le petit capital, ce qui est exactement ce que Louis Napoléon Bonaparte avait cherché à éviter en 1851, en développant une propagande très active auprès des paysans.
En voyant les choses sous cet angle, Emmanuel Todd aurait étayé avec plus d’efficacité l’hypothèse qui est la sienne d’une révolte « libérale » contre le Leviathan. Mais pour que son modèle soit cohérent avec le fait qu’une révolte « très petite bourgeoise » (antifiscale) débouche sur une mise en mouvement du prolétariat péri-urbain, il aurait fallu que Todd renonce à sa vision d’une « masse centrale » « atomisée » juxtaposée à des ouvriers et des employés non paralysés par le nationalisme et le vote Rassemblement national
Les femmes ne sont pas les médiatrices inconscientes du néolibéralisme
Il s’agit de la partie la plus curieuse, mais aussi la plus inquiétante du livre.
Emmanuel Todd part à la recherche des motifs de la « passivité » des Français face à l’Euro et à l’Union européenne. Il explique cette apathie par une « mentalité collective » atomisée, post nationale et individualiste dont le fer de lance serait le salariat tertiaire et diplômé, majoritairement féminin.
Notons que le tout premier graphique du livre relate l’évolution du taux d’activité des femmes par rapport à celui des hommes, comme s’il s’agissait là de la clé de compréhension du macronisme.
Plus précisément, c’est sur l’immaturité politique supposée du « récent » salariat féminin que l’auteur bâtit sa démonstration, comme si cette catégorie sociale jouait le même rôle que la « paysannerie parcellaire » (née avec la Révolution) qui porta Louis Napoléon Bonaparte au pouvoir.
Certes, Todd ne milite pas pour un retour des femmes au foyer mais l’emploi du concept fumeux « d’homme diminué », la division de la société en classes sexuées (la « masse centrale » de la société serait un « sac de fruits et de légumes très variés » dont « 53% des pièces sont d’ailleurs de sexe féminin »), l’affirmation qu’il existerait un « subconscient inégalitaire » porté par les femmes de 25-34 ans, toutes ces assertions psycho-sexistes sont hors-sujet.
On ne voit pas en quoi « l’irruption des femmes dans la vie active », véritable obsession de l’auteur, aurait préparé le terrain de l’asservissement, réel ou supposé de notre pays à l’Allemagne. A moins que le souverainisme ait un subconscient masculin, ce dont Todd se garde bien, sans doute par peur du ridicule, d’apporter la preuve.
Par ailleurs, le démographe se trompe. Car s’il est vrai que les femmes ont plus voté que les hommes en faveur Macron, il s’agit surtout des femmes retraitées.
Quant à la tranche d’âge des 25-34 ans, celle que Todd compare à la paysannerie bonapartiste, elle a moins voté pour Macron que la moyenne nationale et s’est beaucoup abstenue.
Enfin, le rôle important des femmes dans la mobilisation des Gilets Jaunes semble échapper à l’auteur.
Pourquoi tant d’erreurs?
Le but politique de ce livre est de favoriser l’émergence d’un bloc qui réunirait des libéraux anti-bureaucratie et des républicanistes anti-Euros, à l’image des expériences « souverainistes » anglo-saxonnes.
L’auteur va jusqu’à se réclamer de « la loi de l’offre et de la demande » contre le « système bureaucratique de l’Euro », oubliant que l’enjeu de la monnaie unique n’est pas la fixité des taux de change entre nations européennes mais la libre circulation des capitaux.
Dès lors, pour soigner son aile libéral-souverainiste sans choquer son aile sociale, Todd a besoin de ne pas associer Macron au libéralisme et de dissocier ce courant politique de l’autoritarisme capitaliste.
C’est pour cette raison qu’Emmanuel Todd trouve judicieux de plaquer le « 18 brumaire » de Marx sur l’élection de Macron et non pas « Les luttes des classes en France », ce texte dans lequel Marx fustige la monarchie de juillet en des termes qui résonnent pourtant si bien aujourd’hui:
« La pénurie financière mit, dès le début, la monarchie de Juillet sous la dépendance de la haute bourgeoisie et cette dépendance devint la source inépuisable d’une gêne financière croissante. Impossible de subordonner la gestion de l’État à l’intérêt de la production nationale sans établir l’équilibre du budget, c’est-à-dire l’équilibre entre les dépenses et les recettes de l’État. Et comment établir cet équilibre sans réduire le train de l’État, c’est-à-dire sans léser des intérêts qui étaient autant de soutiens du système dominant, et sans réorganiser l’assiette des impôts, c’est-à-dire sans rejeter une notable partie du fardeau fiscal sur les épaules de la grande bourgeoisie elle-même? »
Paradoxalement, alors que Todd évoque l’ancrage géographique des Gilets jaunes en Aquitaine, Midi-Pyrénées et Champagne Ardennes, il passe très rapidement sur la tradition anti-monarchiste virulente qui est commune à ces régions. S’il avait exploré sérieusement cette piste, il aurait observé que la géographie de la mobilisation la plus durable des Gilets Jaunes est assez proche de celle du bonapartisme « populaire » de 1848-1851, ainsi que de celle du radical socialisme. Ce constat, qui met à mal le rapprochement que Todd effectue entre Napoléon III et Emmanuel Macron, aurait permis à l’auteur de gloser sur l’uniformisation du pays d’une façon autrement plus féconde et instructive que ses jérémiades sur la France vassale de l’Allemagne.
Ayant sabordé son propre modèle d’anthropologie familiale (opposition séculaire entre la France de famille souche et la France libérale-égalitaire) et ne parvenant pas à analyser les conflits de classes autrement que sous un angle psychologisant, Emmanuel Todd termine son livre avec d’étonnants propos à relent traditionaliste dans lesquels il parle de « la figure christique » des Gilets jaunes défilant dans « l’espace des cathédrales »…
Alors que la concurrence fiscale fait rage, la littérature économique manque de données sur les transferts de profits auxquels se livrent les firmes multinationales en direction des paradis fiscaux. L’étude de Thomas Torslov, Ludvig Wier et Gabriel Zucman procure une vision d’ensemble de ce phénomène. D’après leurs estimations, les multinationales transfèreraient 40% de leurs profits dans un paradis fiscal, soit un peu plus de 600 milliards de dollars en 2015.
Pour ces multinationales, le jeu en vaut la chandelle car à chaque dollar de taxe qu’elles acquittent dans un paradis fiscal, elles en économisent cinq dans leur pays d’origine.
La migration fiscale est si importante qu’en dépit de taux d’imposition dérisoires (de l’ordre de 5%), les paradis fiscaux engrangent plus de revenus fiscaux (en % du revenu national des pays concernés) que les Etats-Unis et les pays de l’Union européenne…
En l’absence d’évasion fiscale, les recettes du fisc français prélevées sur les entreprises augmenteraient de 21%, soit autant que la Hongrie et l’Islande, plus les Etats-Unis (14%) et moins que l’Allemagne (28%).
Outre les paradis fiscaux dont on a l’habitude d’entendre le nom (Singapour, Chypre, Malte, Luxembourg…), il faut noter le poids considérable de l’Irlande qui reçoit un sixième des profits « manquants » dans le monde, mais aussi celui de la Belgique et des Pays-Bas, qui à eux deux accueillent autant de profits voyageurs que la Suisse.
Les auteurs obtiennent ces résultats à partir des données qu’ils collectent dans les comptes nationaux des plus grandes économies et d’une trentaine de paradis fiscaux. Ceci leur permet d’évaluer la profitabilité des filiales installées dans un paradis fiscal. Par exemple, les auteurs découvrent qu’une firme étrangère installée en Irlande ne déclare qu’un dollar de salaire pour 8 dollars de profits imposables, ce qui revient à un taux de marge de l’ordre de 90%, contre 25% pour les firmes locales. En corrigeant ce surprofit de la part qui résulte d’investissements en capitaux tangibles, susceptibles d’améliorer la performance des entreprises étrangères, on parvient à estimer le profit qui résulte uniquement de l’opportunisme fiscal.
Depuis 30 ans, la hausse des inégalités de revenus à l’intérieur des pays de l’OCDE parait inexorable et la plupart des discours politiques et académiques qui prennent acte de la fracturation des classes moyennes n’annoncent rien de bon pour les années à venir.
Cependant, si l’on s’intéresse à l’évolution des inégalités « spontanées », à savoir les inégalités préalables à l’intervention correctrice du système socio-fiscal, le constat n’est plus du tout le même (cf ci-dessous).
Il est très clair qu’entre 1976 et 1995, les inégalités de revenus primaires (revenus qui découlent directement de l’activité économique) ont augmenté fortement.
Les raisons de ce phénomène sont multiples: désyndicalisation, de la disparition des bastions du mouvement ouvrier (métallurgistes, mineurs….), du chômage, de la segmentation du marché du travail, du progrès technique, ouverture aux échanges avec les nouveaux pays industrialisés…
Or, depuis 1995, la concentration des revenus qui résulte des rapports de force « spontanés » du marché tend à se stabiliser .
Pour aller plus dans les détails, on peut distinguer deux types de pays:
Les pays dont le niveau d’inégalité se rapproche progressivement du niveau d’inégalité assez élevé, mais plutôt sable, qui existe en Allemagne ( coefficient de Gini égal à 0,5) : France, UK (depuis la fin des années 80), Italie.
Les pays qui étaient relativement égalitaires il y a 40 ans et qui ont rejoint les autres pays après être passés par une phase d’explosion des inégalités. C’est le cas de la Pologne en transition vers l’économie de marché, mais aussi des Etats-Unis avec l’effondrement du mouvement syndical dans les années 80. Dans les deux cas, les inégalités régressent depuis 25 ans.
Ces évolutions appellent quelques commentaires.
Curieusement, l’essentiel du creusement des inégalités s’est effectué avant la période de « globalisation », soit antérieurement à la démultiplication des échanges commerciaux et financiers, l’instauration de l’Organisation mondiale du commerce ou de l’Euro et avant l’entrée de la Chine dans la compétition mondiale. On est en droit de se demander si la globalisation n’est pas un bouc émissaire et s’il ne faudrait pas réévaluer le rôle d’autres facteurs, comme le progrès technique.
Depuis le milieu des années 90, tout se passe comme si l’effritement structurel des classes moyennes avait atteint un palier, ce qui signifie, peut-être, que la hausse actuelle des inégalités résulte d’un choix politique. En effet, lorsque les inégalités qui résultent directement de la production ne se creusent plus, la poursuite du mouvement inégalitaire emprunte un chemin plus politique, via la remise en cause la progressivité de l’impôt ou le transfert de la fiscalité qui pèse sur la capital sur l’impôt sur la consommation. Pour aller plus loin dans la concentration des revenus, il faut inverser la logique de la redistribution socio-fiscale. C’est sans doute pour cette raison qu’on assiste en France à la constitution d’un « bloc bourgeois, c’est-à-dire, pour reprendre l’analyse des économistes Bruno Amable et Stéphano Palombarini, l’alliance politique des couches sociales moyennes et supérieures dans le cadre d’un mouvement « ni droite, ni gauche » qui permet à ces milieux de passer outre les compromis sociaux que la logique gauche/droite imposait entre les plus aisés et les plus modestes de chaque camp.
Ainsi donc, prophétiser l’inexorabilité du mouvement inégalitaire est très imprudent; non seulement parce que la société résiste à cette évolution (progrès éducatif, défense des salariés précaires, diminution des écarts salariaux hommes/femmes…), mais aussi parce que les lois fiscales anti-redistributives qui creusent les inégalités ne sont pas plus spontanées ou éternelles que les coalitions politiques qui les mettent en oeuvre.
Source : Inégalités. La révolte des oubliés. Le Un. n°229. A partir des données de Bozio et alii (2018)
La société française a traversé les années 1990 et 2000 sans connaître une explosion des inégalités de revenus. Ce résultat, elle le doit à son système socio-fiscal qui fait reposer l’essentiel de la solidarité sur les 10% les plus riches, comme le montre le graphique ci-dessus.
Imaginons que les plus riches n’aient aucun compte à rendre à l’Etat. Dans ce cas, ils conserveraient l’intégralité de leurs revenus spontanés (ou primaires), soit 32% des revenus totaux distribués en France en 2018. Or, la part effective qui revient aux plus riches n’est que de 28%. La différence alimente le budget des administrations publiques et permet de soutenir le niveau de vie des plus modestes. En l’occurrence, le transfert de ressources permet d’élever de 5 points la part du revenu disponible des 50% les plus pauvres dans le revenu national, qui passe de 22 à 27%. Bilan de l’opération: les 10% les plus riches contribuent à 80% de l’effort de solidarité (4 points sur les 5 points qui font l’objet d’une redistribution), le reste est à la charge des « classes moyennes » (ici, les 40% qui n’appartiennent ni aux 10% les plus riches, ni aux 50% les plus pauvres).
La « dette sociale » dont s’acquittent les plus aisés n’est donc pas anodine. Elle ampute de 12,5% la « part du gâteau » qui leur reviendrait si on ne modifiait pas les inégalités du marché, et améliore de 18% celle des plus pauvres.
On note que depuis 1990, la différence entre le revenu potentiel et le revenu effectif des plus riches ne cesse de se creuser, non seulement parce que les besoins des plus pauvres augmentent, mais aussi en raison des conséquences de la crise financière sur les revenus productifs des plus riches. L’observation des données montre qu’en 1990 les plus riches ne contribuaient qu’à la moitié de la solidarité envers les plus modestes, ce qui représentait, pour les premiers, un effort d’à peine 5%, contre 12,5% actuellement.
A la lumière de ces chiffres, on s’explique mieux la frustration relative des individus les plus riches, surtout par rapport à leurs homologues anglo-saxons. Dès lors, il est tentant pour ces classes de se rapprocher des classes moyennes pour les convaincre « d’alléger le fardeau » de la solidarité et revoir à la baisse les aides dont bénéficient les plus modestes. C’était tout le sens de la campagne électorale du Président Emmanuel Macron et la nature paradoxale du « progrès » qu’attendent les soutiens les plus actifs du mouvement En Marche.
La contribution des 10% les plus riches à l’effort de solidarité est-elle excessive? Pas vraiment. Certes, un effort significatif et rapide leur a été imposé dans une période de crise financière qui a affecté notablement certains de leurs revenus. Toutefois, ces années de vaches maigres ont succédé à une période (1995-2007) au cours de laquelle l’effort de solidarité supplémentaire qu’exigeait l’appauvrissement des plus modestes reposa exclusivement sur les classes moyennes. Or, il est logique que l’Etat sollicite de façon disproportionnée les plus aisés puisque leur revenu est environ trois fois supérieur à celui des classes intermédiaires. A moins de laisser tomber les plus modestes ou de grignoter encore plus les modestes bénéfices que les classes moyennes retirent de la répartition socio-fiscale (44% du revenu total après impôt revient aux 40% de « moyens »), on ne voit pas comment les classes aisées auraient pu échapper à leur devoir civique.
En août 2007, BNP Paribas gelait ses fonds de placements américains car elle n’était plus en mesure d’établir le prix des actifs qu’ils contenaient. Cet évènement fut l’un des premiers signes de la tempête financière qui se diffusa dans le monde entier et dont l’historien Adam Tooze brosse le tableau dans son livre « Crashed ».
L’auteur s’oppose aux interprétations néolibérales et localistes de la crise. Il réfute notamment l’idée que le vers se serait niché dans la mauvaise gestion des finances publiques ou dans un dysfonctionnement spécifique de l’économie américaine ou européenne. Il incrimine plutôt le fonctionnement de base des banques et des marchés financiers mondiaux. En effet, le temps où le dollar finançait l’économie mondiale et permettait aux Etats-Unis de jouer le rôle de prêteur en dernier ressort auprès des pays insolvables est révolu. Désormais, le dollar n’est plus que le véhicule d’opérations spéculatives et lorsque la FED, urbi et orbi, prête en urgence c’est pour tenir à bout de bras un oligopole mondial constitué d’une centaine d’établissements bancaires dont le comportement est aussi irresponsable qu’opaque.
Adam Tooze réfute donc l’idée d’une « crise 100% américaine » et il s’amuse à rapporter le propos de Giulio Tremonti, ancien ministre des Finances du gouvernement de Silvio Berlusconi, qui déclarait que le système bancaire de l’Italie ne serait pas affecté par la crise des subprimes, car ce dernier «ne parle pas anglais»…
Pour l’historien, la crise de la zone euro n’est qu’une « une puissante réplique du séisme qui avait secoué le système financier de l’Atlantique Nord« .
Pour illustrer l’imbrication de la finance bancaire européenne et américaine, Adam Tooze présente l’évolution de leurs encours réciproques de créances entre 2002 et 2007:
« Les créances bancaires européennes sur les États-Unis sont le principal maillon du système, suivies des créances asiatiques sur l’Europe et des créances américaines sur l’Europe. (…) Ce faisant, le système financier européen finit par fonctionner, selon les termes employés par les analystes de la Fed, comme un « fonds spéculatif mondial », qui emprunte court et prête long. »
Est-ce à dire que l’Europe n’est qu’une simple extension de la zone dollar?
L’auteur ne le pense pas car, même si l’Europe n’a pas pour ambition de supplanter le dollar (elle préfère être un « fonds spéculatif mondial » en dollars plutôt que de contester l’hégémonie du billet vert), ses banques n’en rivalisent pas moins avec les banques d’Outre-Atlantique, au point que la concurrence britannique poussa l’administration Clinton à abolir les dernières règlementations financières issues du New Deal. De plus, il est intéressant d’observer que les Etats-Unis ont accu leur dépendance vis-à-vis de l’Europe puisqu’en 2007 celle-ci recevait 80% de leurs prêts extérieurs, contre 66% en 2002, alors que, de son coté, l’Europe partage plus équitablement ses placements (50% aux Etats-Unis, 50% ailleurs). Il est très important d’avoir ces données à l’esprit, non seulement pour réaliser à quel point les banques européennes (jusqu’à de paisibles caisses régionales allemandes) étaient exposées aux aléas de la finance américaine, mais aussi pour comprendre l’intérêt que les Etats-Unis avaient, on abordera ce point dans un autre billet, à éteindre l’incendie grec…
Justement, intéressons nous aux années qui précèdent la crise de l’Euro.
Adam Tooze juge, qu’à ses début, l’expérience de l’Euro était plutôt positive:
« Durant ses premières années, la nouvelle zone monétaire s’en sort plutôt bien. La croissance européenne s’accélère. Après une première hausse des prix liée à l’adoption de la monnaie unique, l’inflation se stabilise à un niveau modéré. Les marchés de capitaux sont calmes. »
Mais ce calme n’était qu’apparent.
En effet, l’historien rappelle que le Franc et la Lire se sont fondus dans la monnaie unique sur la base d’un taux de change très compétitif par rapport au Deutsche Mark, ce qui a pénalisé les exportations et la croissance allemandes, qui souffraient déjà des retombées de la réunification.
Très logiquement, la BCE a pratiqué une politique monétaire accomodante pour soutenir l’économie allemande, mais ceci n’a fait qu’alimenter la hausse spectaculaire du crédit privé dans les pays du Sud de la zone Euro sans relancer l’investissement allemand car dès 2003 ce pays prit un tournant austéritaire en raison de la lassitude l’électorat de l’Ouest qui estimait avoir consacré suffisamment de fonds publics au profit de l’ex RDA.
En conséquence, les pays du sud ont acheté plus de produits venant d’Allemagne qu’ils n’ont exporté vers ce pays, ce qui a provoqué des déficits commerciaux cumulatifs. Or, paradoxalement, l’Allemagne n’a pas recyclé ses excédents commerciaux dans les pays européens déficitaires (ou du moins pas directement).
On observe en effet que l’Allemagne a dirigé ses capitaux vers le Benelux, le Royaume-Uni ou l’extérieur de l’UE et que l’Espagne n’a reçu que 20% de capitaux en provenance d’Allemagne (15% dans le cas du Portugal, 10% dans le cas de la Grèce).
L’auteur en déduit que ce sont surtout les banques françaises, britanniques ou belges qui ont assuré la connection financière entre les Etats-Unis et l’Europe, et entre les pays de la zone euro:
« La France et le Benelux occupent une place essentielle, car ces pays sont des plateformes par lesquelles les fonds entrent dans la zone euro depuis l’extérieur. Les prêteurs des États-Unis et d’ailleurs préfèrent sans aucun doute faire affaire avec des homologues français, néerlandais et belges qui ont pignon sur rue et qui se chargent ensuite de réacheminer les fonds en périphérie de l’Europe. »
Les chapitres que l’auteur consacre à la situation de l’Euro dans les années 1999-2007 donnent l’impression d’une zone monétaire qui a réussi à libéraliser les échanges financiers, mais qui a échoué complètement à prévenir les risques qui en découlaient.
« Le plus grave échec institutionnel n’est pas l’absence d’union budgétaire, mais l’incapacité à gérer une crise bancaire. »
Une anecdote éclaire ce point :
À la fin des années 1990, alors que l’Union monétaire européenne se profile, Larry Summers a la témérité de demander lors d’un colloque international d’experts financiers : « Les Européens ici présents peuvent-ils m’expliquer ce qu’il se passera si une banque espagnole a de gros problèmes ? Quelles sont les responsabilités respectives des autorités de régulation espagnoles, de la banque centrale d’Espagne, de la BCE et de Bruxelles ? » Cette question réduit l’assemblée au silence.
Naviguant sans filet, la zone Euro n’a pas adopté la prudence de la FED qui n’applique pas le même taux d’intérêt aux obligations des différents Etats américains.
Un fédéralisme intempestif poussa même l’UE à lancer le projet d’une Constitution européenne, qui échoua en raison du vote du peuple français.
En réaction à cela, l’Allemagne remit à l’ordre du jour la gouvernance intergouvernementale, avec les effets dramatiques que l’on sait, et qu’on abordera dans le prochain billet.
La balance des paiements et la position nette extérieure sont deux outils de la comptabilité nationale que le public méconnait souvent et qui, il faut bien l’admettre, rebutent un peu à cause de leur aridité. Pourtant, ces documents nous offrent une perspective globale sur les interdépendances réelles, monétaires et financières entre un pays et son environnement (« le reste du monde »), ce qui n’est pas sans intérêt à l’ère de la « mondialisation ». Dans le schéma ci-dessous, pour la nécessité de la pédagogie, je propose une synthèse qui choquera très légèrement les puristes mais qui, espérons le, permettra au lecteur non spécialisé de goûter aux joies de l’approche macroéconomique en termes de circuit.
Partons des données 1998. Cette année là, la comptabilité du patrimoine extérieur net nous montre les trois domaines dans lesquels les avoirs de la France étaient supérieurs à ses engagements. Graphiquement, la flèche sortante en direction du reste du monde illustre la sortie de capitaux qui était la contrepartie de l’acquisition de trois catégories d’actifs:
45 milliards de créances nettes sur le reste du monde (la France prêtait 45 milliards de plus qu’elle n’empruntait)
60 milliards de réserves en devises
160 milliards sous forme de participations durables nettes dans des activités économiques à l’étranger (investissements directs à l’étrangers).
Pour financer ces acquisitions, la France a cédé au reste du monde des actions et des obligations (« titres de portefeuille »), à hauteur de 120 milliards nets. Elle a aussi cédé des « actifs réels », en recyclant les excédents commerciaux en biens et services et de revenus accumulés au cours des années précédentes. Ainsi, en 1998, la qualité du made in France et de la signature de l’Etat étaient les deux jambes sur lesquelles notre pays s’appuyaient pour acquérir des entreprises hollandaises ou des titres de dette publique espagnole.
Examinons la situation en 2017.
Trois constats s’imposent:
L’augmentation spectaculaire des stocks d’actifs échangés (plus de 1000 milliards contre 265 milliards en 1998) et notamment la multiplication par 7 des ventes de titres de portefeuille au reste du monde.
La « bancarisation macroéconomique » de la France: en effet, comme une banque, notre pays emprunte à faible coût, sous forme de dettes et de ventes de titres de portefeuille, pour « prêter » à long terme, et à meilleur rendement, sous la forme d’investissements directs étrangers.
Les entrées de capitaux étrangers sont si massives qu’elles excèdent les sorties sous forme d’acquisitions de devises et d’investissements directs, de sorte que le reliquat sert à financer nos importants déficits commerciaux en marchandises et en services.
On le voit, vingt ans d’intense mobilité des capitaux et des marchandises, renforcée par notre participation à l’Euro, ont financiarisé profondément nos relations extérieures, au point que la France dispose d’un avantage comparatif considérable dans ce secteur… au détriment, peut-être, de son industrie.
Toutefois, si à l’avenir les échanges internationaux d’actifs étaient appelés à stagner, il pourrait être intéressant de jouer sur leur composition afin de réduire les déficits courants. En effet, toutes choses égales par ailleurs, une hausse des investissements français à l’étrangers s’accompagnerait d’une baisse de nos déficits extérieurs. Comme quoi, même à l’ère de la crise la mondialisation, on n’en a pas fini avec les interdépendances.
Une réforme significative de l’Accord nord-américain de libre-échange est en cours, sous la pression du Président américain Donald Trump. L’accord bilatéral conclu entre les Etats-Unis et le Mexique représente une victoire politique indéniable pour Trump, puisqu’il lui permet de donner une coloration sociale à une stratégie mercantiliste qui consiste à sanctionner les pays d’Asie, et européens, qui alimentent le marché automobile nord-américain via le Mexique. Les syndicats américains, bien que prudents quant aux modalités d’application du texte, y sont relativement favorables et, même si le raisonnement est un peu simpliste, la perte de 300 000 emplois automobiles en vingt-ans aux Etats-Unis est d’autant plus mal ressentie que dans le même temps, le Mexique a gagné 300.000 emplois dans le même secteur d’activité.
L’accord prévoit une augmentation de 13 points du seuil de contenu local ( porté à 75%) en dessous duquel un produit du secteur automobile est considéré comme extérieur à la zone de libre-échange Mexique-Etats-Unis, et donc taxé. De plus (et la première mesure vient sanctionner ceux qui tenteraient d’échapper à la seconde en délocalisant leur production hors ALENA), l’accord oblige le Mexique à respecter une « clause salariale » inédite: tout produit automobile exporté vers les Etats-Unis devra incorporer au moins 40% de composants fabriqués avec de la main d’oeuvre payée au moins 16 dollars de l’heure, ce qui évince les producteurs asiatiques et contraindrait, théoriquement, les entreprises européennes ou américaines installées au Mexique de s’approvisionner aux Etats-Unis.
Pour parvenir à l’objectif fixé, il faudrait soit que la moitié de la production des maquiladoras s’installe aux Etats-Unis (peu probable, car cela pèserait sur la compétitivité des exportations américaines), soit évincer près de la moitié des composants asiatiques. En effet, comme 28,3% de la valeur d’une automobile importée depuis le Mexique sont constitués de composants fabriqués dans des pays à hauts salaires (Etats-Unis 18%, Canada 2%, Europe 8,3%), satisfaire le seuil de 40% exige de récupérer 12 points dont on peut parier qu’ils reposeront sur les firmes asiatiques, qui fournissent 29% du contenu des automobiles importées depuis le Mexique, contre 13% en 1995.
Si l’on applique cet accord, le consommateur d’automobiles américaines sera le grand perdant et, plus souterrainement, fixer des seuils de contenu local plus restrictifs, avec un marché captif de 40% pour les pays à hauts salaires, est une source de collusion potentielle entre firmes, ce qui permettrait le partage d’une rente extra entre tous les pays.
Pour ne pas trop choquer l’opinion publique, Trump met en avant le caractère social de l’accord (clause salariale). Or, il y a fort à craindre que l’accord ne soit pas contraignant pour le Mexique, qui n’a pas du tout pris l’engagement de multiplier par 5 le salaire moyen de ses ouvriers… mais devra soit acheter plus de composants américains et donc régresser dans la hiérarchie de la chaîne de valeur (vive l’impérialisme…), soit accueillir moins de concurrents non américains.
On le voit, Trump ne cherche pas du tout à en finir avec l’extraversion de l’industrie automobile américaine mais à s’accaparer encore plus les zones de bas salaires mexicaines, tout en ménageant habilement les syndicats.
Une nouvelle fois, la passion réformatrice de l’Etat conduit le réseau ferroviaire au bord de la paralysie.
Mal motivée, imposée à la hussarde, donnant l’impression de nier la spécificité et l’excellence du modèle ferroviaire français, la réforme gouvernementale témoigne d’un amateurisme et d’une arrogance technocratique dont le pays a décidément bien du mal à s’extraire.
Alors que s’engage un conflit social majeur, et qu’un rouleau compresseur médiatique commence à s’abattre sur l’opinion publique, il est utile de tordre le cou à quelques idées reçues concernant la performance du transport ferroviaire français.
Il est faux de présenter la SNCF comme un dinosaure de la planification quinquennale.
Notre service public de transport ferroviaire des voyageurs offre des prestations attractives et de qualité pour un coût budgétaire assez maîtrisé, ce que nombre de pays européens peuvent nous envier.
En France, le rail se développe deux fois plus vite que dans l’Union européenne
Depuis 2000, la part du rail dans l’ensemble des transports terrestres de voyageurs est passée de 8,7% à 10,1% [1], ce qui correspond à une augmentation relative de 16%.
Ailleurs en Europe, la part de marché du rail ne progresse que de 7% et reste inférieure à celle qu’on observe en France (7,7%)
Comparons cette situation avec celle de trois pays qui ont ouvert leur marché à la concurrence: le Royaume-Uni et l’Allemagne en 1994, l’Italie en 2003.
Dans chacun de ces pays, le rail est moins populaire qu’en France.
Seul le ferroviaire britannique a tendance à rattraper la part de marché française, ce qui s’explique en partie parce que le rail y occupait au départ une part de marché très faible (4%).
Ailleurs, le rail libéralisé plafonne et sa part de marché ne décolle pas par rapport à l’année 2000.
Les tarifs ferroviaires français sont raisonnables
Une étude du voyagiste allemand Eurogo a montré que se déplacer en train ne coutait pas beaucoup plus cher en France (17,59 euros pour 100 kilomètres) que de prendre un bus en Suisse (16,33 euros) [2].
En effet, bien que jouissant d’un monopole légal dans le domaine du transport ferroviaire des voyageurs, la SNCF ne dispose pas toujours d’un monopole lorsque ceux-ci ont la possibilité d’arbitrer entre le rail, le bus, voire l’avion.
Moins onéreux que le train britannique, néerlandais ou suisse, le prix du ferroviaire hexagonal doit compter avec la forte pression concurrentielle du transport aéronautique ainsi que du bus, qui sont parmi les moins chers d’Europe.
Contrairement à ce qu’on imagine, la discipline des prix règne plus en France que dans nombre de pays qui glissent sans retenue sur les rails de la libéralisation.
Un rapport récent de la Commission européenne en fait le constat [3] : l’évolution de l’indice des prix à la consommation ferroviaire, relativement à celui des autres modes de transport, a très peu augmenté en France, relativement à l’ Allemagne, l’Autriche, le Royaume-Uni ou l’Italie, entre 2005 et 2014.
Certes, le prix du déplacement en train se situe dans la moyenne haute des prix européens (5ième place en 2016) mais il faut aussi tenir compte d’une variable importante : la qualité du service.
La SNCF: un service performant pour l’usager mais aussi pour le contribuable
D’après l’étude annuelle du Boston Consulting Group, la France détient le 7ième transport ferroviaire le plus performant d’Europe [4].
Le point fort du rail français réside dans la qualité du service (ponctualité, rapidité, tarifs), qui le place nettement au dessus des performances britanniques, néerlandaises, allemandes ou autrichiennes.
Il est vrai que la performance relative de la SNCF est en baisse depuis 2012 (l’indice passe de 6,2 à 6), en raison d’une dégradation de la sécurité concentrée sur les années 2016-2017.
Les problèmes de ponctualité et d’annulation de trains existent au quotidien, mais une juste mise en perspective exige de comparer ce qui est comparable. Par exemple, la ponctualité des TGV français est significativement inférieure à celle des TGV japonais et espagnols, mais elle est supérieure à celle des TGV allemands et italiens, qui, comme chez nous, et à la différence des TGV japonais et espagnols, circulent à la fois sur un réseau dédié et classique, ce qui multiplie les risques d’incidents [5].
Le contribuable français en a-t-il pour ses impôts?
Oui. Si l’on rapporte la performance des systèmes ferroviaires aux dépenses qui sont engagées pour leur entretien et leur modernisation (investissements, subventions, coût de la dette…), on constante que l’entreprise française est plutôt bien placée.
Certes, l’Allemagne fait un peu mieux avec moins de moyens, mais à moyens identiques ou inférieurs, la France fait mieux que le Royaume-Uni, la Norvège ou la Belgique. A performance identique, la SNCF est beaucoup moins couteuse que ses homologues autrichiens.
Certes, il est difficile de défendre le modèle français de service public dans une marché européen de plus en plus libéralisé, surtout lorsque la SNCF concurrence d’autres opérateurs étrangers sur leur propre sol.
Mais cela implique-t-il qu’on doive basculer dans un régime concurrentiel et faire disparaître la spécificité du statut de cheminot? Ce n’est pas certain car parmi les systèmes ferroviaires les plus efficients, on compte deux systèmes non concurrentiels (en Suisse et en Finlande) et le passage à la régulation concurrentielle en Italie et au Royaume-Uni ne s’est pas accompagné de performances supérieures à celles de la France.
On le voit, même si la SNCF conserve une marge d’amélioration, le monopole légal dont elle dispose ne l’empêche pas d’offrir à la population les avantages de la concurrence en termes de prix, de qualité et de performance, sans ses inconvénients, en termes de moins disant social et de délitement du sentiment d’appartenance à la collectivité.
Le capitalisme américain continue de dominer le monde alors que l’efficacité de ses méthodes de production décline depuis 20 ans. Le maintien d’un haut niveau de rentabilité actionnariale s’acquiert au prix d’un endettement qui finance les 2/3 du besoin en capital productif et d’une baisse spectaculaire de la part des salaires dans la valeur ajoutée.
Ce constat découle de l’observation des ratios usuels qu’on utilise pour évaluer le rendement du capital financier et économique.
Mais avant cela, un rapide détour théorique s’impose.
Dans une économie capitaliste, la possession des moyens inanimés de production fait l’objet d’un monopole par une classe qui, le plus souvent, délègue la marche et la supervision des entreprises à des managers rémunérés. Les propriétaires des outils de production évaluent le rendement de leurs capitaux financiers par comparaison entre le résultat de l’activité productive et la valeur des fonds propres dont ils dotent les entreprises.
On formalise ce calcul grâce au concept de rentabilité financière, dont la décomposition mathématique fait intervenir 3 ratios :
Taux de marge nette : profit après impôts et charges d’intérêts par dollar de chiffre d’affaires.
Rotation de l’actif: approximation de la productivité apparente du capital productif (à taux d’intégration de la production constant)
Coefficient d’endettement: Mais qu’est-ce que le coefficient d’endettement a à voir avec la rentabilité financière? C’est très simple : moins l’actif économique exige de fonds propres, parce qu’on développe l’endettement, plus les actionnaires reçoive de profit par dollar investi. Actif économique/Capitaux propres= (Capitaux propres+Dette)/Capitaux propres= 1+ Dette/Capitaux propres
La multiplication l’efficacité du capital donne un ratio très intéressant (marge/actifs productifs), qui désigne le Taux de profit économique des entreprises, soit le profit que rend chaque dollar investi dans un actif productif. Ce taux intéresse l’entrepreneur, bien évidemment, mais aussi les établissements de crédits qui y trouvent un information quant à la viabilité de l’entreprise.
Les graphiques ci-dessous illustrent l’évolution des ratios mentionnés plus haut, aux Etats-Unis depuis 1964 (source ici).
Taux de marge nette, rendement par action, rotation des actifs et levier financier aux Etats-Unis entre 1963 et 2014 (The inverstor’s field guide, Juillet 2014)
Après avoir analysé l’évolution de la rentabilité financière sur toute la période, on décomposera celle-ci en trois sous-périodes significatives.
1964-2014 : la profitabilité financière augmente grâce à la dette
La rentabilité financière a globalement progressé de 30%, et cela en dépit d’une moindre efficacité économique du capital. Le capitalisme américain apparaît solide du point de vue de l’actionnaire, mais c’est au prix de l’exploitation par les Etats-Unis d’une position financière hégémonique qui leur permet de s’endetter avec une relative insouciance.
Variation du taux de profit financier= +30%
= Variation de la marge nette (0%)+ Variation de l’efficacité du capital (-20%) + Variation de « l’effet de levier » ou coefficient d’endettement (+ 50%).
Variation relative du taux de profit économique= -20%
=Variation de la marge nette (0%)+ Variation de l’efficacité du capital (-20%)
Période 1 (1964-1980): Le crépuscule de l’âge d’or
Au cours de cette première sous-période, le taux de profit économique augmente malgré la diminution du taux de marge. Ceci est rendu possible par l’amélioration de l’efficacité du capital.
De plus, la forte hausse de l’endettement procure aux propriétaires un rendement financier supérieur au rendement économique.
Variation du taux de profit financier= + 35%
=Variation de l’effet de levier (+ 25%) + Variation de l’efficacité du capital (+ 25%) +Variation de la marge nette (-15%)
Variation du taux de profit économique= +10%
Période 2 (1980-2001): la crise marxiste
L’entrée des Etats-Unis dans l’ère néolibérale à partir de la fin des années soixante-dix s’effectue dans un contexte d’effondrement du rendement du capital financier en raison de l’extinction simultanée des deux moteurs du taux de profit : l’efficacité du capital et le taux de marge nette.
Certes, la marge brute augmente (une offensive conservatrice contre les syndicats ca sert à ça…) mais comme l’endettement augmente dans un contexte désinflationniste et de taux d’intérêt réels élevés (cf graphique ci-dessous) ceci finit par déborder la hausse de la marge brute.
Variation relative du taux de profit financier= -80%
= Variation relative de l’effet de levier (+ 20%)+ variation de la marge nette (75%) + Variation relative de l’efficacité du capital (-25%)
Variation relative du taux de profit économique= -100%
A partir de 1995, la situation se stabilise. L’efficacité du capital cesse de diminuer, ce qui autorise les entreprises à réinvestir sans crainte de dégrader leur taux de profit économique, du moins jusqu’à ce qu’une crise classique de surracumulation survienne en 2000.
Période 3 (2001-2014): sortie de crise et crise de sortie de crise
Après le trou d’air de 2001, le rendement financier se rétablit promptement:
Variation du taux de profit financier+340%
=Variation relative de l’effet de levier (0%)+Variation relative de la marge nette (+ 350%) + Variation relative de l’efficacité du capital (+10%)
Trois causes rendent possible cette évolution : l’austérité salariale, qui permet aux marges de retrouver leur niveau de 1968; la baisse des taxes sur les bénéfices et le coup d’arrêt à l’érosion de l’efficacité productive du capital.
Ces deux phénomènes expliquent le rebond du taux de profit économique:
Variation relative du taux de profit économique : +360%
La récession de 2009, qui trouve son origine dans les contradictions de l’hégémonie financière américaine, semble surmontée.
Cependant, la préservation des rendements financiers alors que l’efficacité productive ne décolle pas, repose sur une déformation du partage de la valeur ajoutée qui ne saurait se prolonger indéfiniment.
Le Gouvernement vient d’annoncer une concertation afin de modifier la formule de revalorisation du salaire minimum qui est en place depuis l’instauration du SMIC en janvier 1970.
Cette décision fait suite à la publication du rapport du « groupe d’experts » présidé par l’économiste Gilbert Cette qui recommande de ne plus accorder aux titulaires du SMIC la revalorisation automatique égale à 50% du gain de pouvoir d’achat du salaire ouvrier et employé.
Le projet gouvernement a, c’est évident, des enjeux matériels mais il ne faut pas en négliger la dimension politique.
En effet, le « groupe d’experts » envisage dans un premier temps de supprimer toute clause d’augmentation légale du SMIC, laissant le soin au Gouvernement d’accorder un « coup de pouce » si cela lui chante.
Dans un second temps, les « experts » jugent plus raisonnables de supprimer la revalorisation automatique (au delà de l’indexation sur les prix), ce qui revient à faire disparaître une règle d’équité que l’Etat suivait depuis 1970 et que rappelle l’extrait ci-dessous du site du Ministère du Travail: le SMIC revalorisé permet à tous de « participer au développement économique de la Nation ».
Mais venons en aux aspects purement monétaires et demandons nous où en serait le SMIC si l’Etat avait appliqué depuis 1970 les recommandations du groupe des « experts ».
En 2011, Gilbert Cette (qui préside le groupe d’experts) a publié une intéressante étude qui décompose l’augmentation nominale du SMIC sur la période 1970-2010.
De 1970 à 2010, la hausse nominale du SMIC se décompose en trois éléments [1]
60% : indexation du SMIC sur l’inflation
24%: « coups de pouce » à l’initiative du Gouvernement
16%: revalorisations automatiques calculées sur la hausse du salaire ouvrier
Sachant que le SMIC brut nominal de 1970 équivalait à 90 euros (contre 1480 euros aujourd’hui), on en déduit que
le SMIC tomberait à 1146 euros en l’absence des coups de pouce qui sont intervenus depuis 1970. Ceci reviendrait à une perte de 334 euros [2].
Si on avait appliqué depuis 1970 la préconisation la plus dure du « groupe des experts » (pas d’indexation sur les prix et pas de revalorisation automatique) le SMIC français tomberait au niveau du SMIC estonien. En effet, dans ce cas de figure, le SMIC n’aurait progressé qu’au gré des « coups de pouce », soit + 334 euros depuis 1970), ce qui porterait donc le salaire minimum en 2017 à… 424 euros.
le montant du SMIC mensuel serait de 1188 euros si la règle de revalorisation automatique que le Gouvernement envisage de supprimer n’avait pas été appliquée depuis 1970, ce qui reviendrait à une perte de 292 euros [2].
On le voit, l’enjeu politique de la réforme du SMIC est considérable et on peut véritablement parler de réforme Hartz à la française.
Tout d’abord, il s’agit d’une gifle aux syndicats les plus progressistes, car en donnant à penser que l’indexation du SMIC sur le salaire ouvrier et employé a procuré jusqu’à 292 euros « de trop » aux bénéficiaires du salaire minimum, le Gouvernement adresse une fin de non recevoir brutale aux organisations syndicales qui vont jusqu’à réclamer 400 euros d’augmentation.
Ensuite, cette réforme donne à penser que les hausses des bas salaires depuis 20 ans sont illégitimes. En effet, sans revalorisation automatique, le SMIC vaudrait aujourd’hui 1188 euros, soit un montant équivalent à sa valeur au début des années 2000. Si le Gouvernement voulait faire passer aux salariés le message que le modèle à suivre, pour les faibles rémunérations, est celui que nous observons en Allemagne, il ne s’y prendrait pas autrement.
Reste à savoir si l’opinion approuvera le retour de notre pays à la situation sociale qui prévalait avant les accords de Grenelles et de Varennes en 1968, quand les entreprises (et les salariés les plus aisés) n’avaient pas pour responsabilité de partager les fruits du développement économique avec les salariés les plus humbles.
D. Gouaux
[1] Les pourcentages sont déduits des conclusions de l’étude de Gilbert Cette. « Les effets des hausses du smic sur le salaire moyen » , Economie et Statistique, numéro 448-449, 2011, page 8.
« Sur l’ensemble de la période 1970-2010, l’augmentation
nominale du Smic a été d’environ 7,2 % par an. Avec une contribution
annuelle moyenne d’environ 4,6 points de pourcentage,
l’indexation sur les prix représente
plus de 60 % de cette évolution, la contribution
annuelle moyenne des gains de pouvoir d’achat
étant d’environ 2,5 points de pourcentage par
an, soit un peu moins de 40 % du total de l’évolution
nominale. Au sein de ces gains de pouvoir
d’achat, l’indexation sur la moitié des gains du
pouvoir d’achat du SHBO et les coups de pouce
ont une contribution annuelle moyenne respective
d’environ 1,0 et 1,5 points de pourcentage,
soit 40 % et 60 % des revalorisations réelles ».
[2] Allez, un peu de math.
-Hausse du SMIC en valeur absolue entre 1970 et 2017=1480-90=1390 euros. Part qui provient des « coups de pouce »= 334 euros (24% de 1390). Le SMIC 2017 amputé des « coups de pouce » vaudrait donc 1480-334=1146 euros. NB: on ne tient pas compte ici du coup de pouce de 2012: +0,6%.
-Hausse du SMIC entre 1970 et 2017 sans revalorisation automatique et indexation sur les prix= 334 euros. En effet, dans ce cas, seuls les « coups de pouce » joueraient leur rôle. NB. Ceci est un calcul théorique. En pratique, une augmentation du SMIC aussi modeste et aléatoire aurait provoqué certainement des conflits sociaux majeurs, puisque en rupture avec les accords de Grenelles. A ce propos, on est curieux de savoir de quelle étrange façon le Président Emmanuel Macron projette de célébrer Mai 68….
-De 1970 à 2010, les revalorisations automatiques ont représenté 16% de la hausse totale du SMIC, soit 222 euros (16% de 1390). Comme le SMIC valait 1338 euros en 2010, on en déduit qu’il a augmenté de 142 euros entre 2010 et 2017. Quelle part de cette hausse revient aux revalorisations automatiques? Pour simplifier le calcul, ne tenons pas compte du coup de pouce de 2012, qui ne représente que 5% de la hausse de cette période. Dès lors, en appliquant à la période 2010-2017 la clé de répartition que Gilbert Cette (cf note [1]) observe entre 2000 et 2010 (50% de l’augmentation du SMIC hors coup de pouce proviennent de la revalorisation automatique et 50% de l’indexation sur les prix), il suit que les revalorisations ont apporté 71 euros (50% de 142 euros). Au total, les revalorisations ont contribué à la hausse du SMIC à hauteur de 292 euros.
Pourquoi le programme quinquennal d’Emmanuel Macron est-il une liste longue comme le bras de mesures destinées à favoriser les entreprises et les « premiers de cordée »?
La raison est simple: le capitalisme français est le moins rentable d’Europe.
5,4%: tel est le taux de profit actuel des entreprises du secteur non financier qui résident sur le sol français, contre 12,5% en Allemagne, 12,8% au Royaume-Uni, 8,8% en Suède ou encore 9,7% en Autriche.
Comment obtient-on ces chiffres?
Il suffit de collecter sur le site OECD.stat [1] les données qui permettent de calculer le taux de profit en appliquant le bon vieux ratio que propose Karl Marx dans le Capital [2]:
Taux de profit=Profit net/ Capital total avancé
Avec
Profit net = Excédent net d’exploitation =Excédent brut d’exploitation – consommation de capital fixe (amortissements)
et
Capital total avancé =consommations intermédiaires + consommation en capital fixe+ salaires
Autre manière de formuler : capital total avancé= capital détruit intégralement ou partiellement pour produire une marchandise (« capital constant« [3]) + capital variable (valeur de la force ouvrière : les salaires)
Les résultats obtenus sont éloquents…
Comment expliquer la contre performance des entreprises françaises?
Très probablement parce que la main d’oeuvre française est encore protégée par un droit social efficace, ce qui se traduit en langage marxiste par un taux d’exploitation de la main d’oeuvre assez faible. Rappelons que le taux d’exploitation (ou « taux de plus-value ») désigne ce que chaque euro investi dans la masse salariale rapporte en profit net, ce qui correspond au ratio profit net/ salaires [4].
On voit bien que la France est nettement surpassée par ses partenaires européens, en particulier par l’Allemagne et les pays de l’Est.
Une dernière pour la route: en 1999, le taux d’exploitation des entreprises allemandes était de 34,8%, contre 26% en France. Entre 1999 et 2017, l’écart franco-allemand a été multiplié par trois (41,4 vs 18,2%) et le taux français a chuté de 30%
A la vue de ces données, on ne peut qu’anticiper la poursuite de la litanie des « réformes » néolibérales, qui visent à comprimer le coût du travail pour regagner des « marges de compétitivité », qu’il s’agisse de diminuer les « charges » sociales des entreprises, de relever la durée du travail (à salaire égal) ou de flexibiliser le droit du licenciement.
Bien sur, le rétablissement du taux de profit ne passe pas obligatoirement par un mauvais quart d’heure social, (quid de l’innovation, de l’amélioration du climat social dans les entreprises ou des économies d’énergie? ). Mais de tout cela, on n’entend guère parler…
150 ans après sa publication, le Capital n’a pas pris une ride.
Denis Gouaux
Notes
[1] Les données sont tirées du site http://stats.oecd.org/ onglet : Annual national accounts , puis ligne 14A dans Detailed non financial sector accounts). Les données sont exprimées en monnaie courante, ce qui correspond aux exigences du taux de profit marxiste.
Voici ce que l’on obtient, dans le cas de la France.
Application: Taux de profit 2016= (365008-228064)/(1533258+228064+749791)=0,054
[2] Une légende tenace, que l’on retrouve dans une multitude de manuels ou de travaux d’économistes marxistes, stipule que Marx calculerait le taux de profit en rapportant le profit à la totalité du capital fixe investi dans l’entreprise. Or, Marx est très clair sur ce point: seul compte le capital matériel consommé, c’est à dire celui qui a été détruit ou transformé et , de ce fait, a transmis sa valeur aux marchandises qu’il permet de réaliser. Cela comprend l’usure du capital fixe (sur la période choisie pour estimer le taux de profit) ainsi que les consommations intermédiaires (matières premières détruites dans le procès de production ou intégrées dans le produit final). On lit dans le chapitre 9 du Livre I : « Sous le nom de capital constant avancé pour la production de la valeur nous ne comprenons jamais que la valeur des moyens consommés dans le cours de la production« . Marx précise que si l’on voulait compter la valeur totale des équipements (machines, bâtiments…), il faudrait la compter doublement, « du côté de la valeur avancée et du côté du produit obtenu« .
[3] Marx explique la distinction capital variable/capital constant dans le du Livre I du Capital. Le capital variable (salaires) est variable car il ajoute de la valeur aux instruments de production qu’il utilise; le capital constant (consommations productives) est dit constant car il ne fait que transmettre sa valeur au produit final.
[4] Petit rappel d’économie marxiste: le taux d’exploitation apparaît en décomposant l’expression du taux de profit
Si les entreprises françaises ne parviennent pas à dégager beaucoup de profit c’est parce que le numérateur de l’expression développée du taux de profit (profit net/salaires), dit aussi « taux d’exploitation de la main d’oeuvre » est inférieur de moitié au taux européen (38%s
Le tableau ci-dessous résume les principales conclusions des auteurs
Si la France n’avait pas adhéré à l’Euro, ses habitants seraient un peu moins riches. Ils perdraient en moyenne de 749 euros, ce qui signifie que l’Euro améliore le pouvoir d’achat de 2,19%.
Sur la période 1997-2014, l’Allemagne est le pays qui bénéficie le moins de l’Euro (+470 euros), contrairement à l’Autriche, aux Pays-Bas ou à l’Irlande, qu’on peut qualifier de « grands gagnants » de la monnaie unique.
Les retombées de l’Euro sur l’Allemagne ont été bouleversées par la crise. Avant 2008, l’Euro aurait légèrement pesé sur le revenu des Allemands (-0,79%). Depuis 2008, il bénéficie largement à l’Allemagne.
Jusqu’à la crise, l’Euro aurait contribué à resserrer les écarts de niveaux vie entre les pays du « Nord » et ceux du « Sud », à l’exception de l’Italie, dont le niveau de vie progressait à peine (+0,33%).
Depuis la crise, l’Euro se traduit par un appauvrissement très significatif de la Grèce, du Portugal, de l’ Espagne et de l’Italie. Dans le cas italien, le phénomène est si prononcé que si ce pays avait conservé la Lire, il disposerait actuellement d’un revenu annuel moyen additionnel de 1170 euros, ce qui est assez significatif.
Avant de commenter ces résultats, un mot sur la méthodologie des auteurs. Pour repérer l’influence du passage à la monnaie unique sur le revenu par habitant des pays membres, les auteurs comparent chacun des 11 pays « fondateurs » de l’Euro à une sorte d’alter ego composite (constitué d’un panel de pays extérieurs à l’Euro) dont les ressorts de la croissance (37 indicateurs qui vont de la natalité, à l’investissement en passant par l’inflation) ont évolué dans la décennie précédant l’adhésion à l’Euro (1986-1997) à l’identique de ceux du pays membre. Pour prendre un image sportive, c’est comme si l’on comparait la performance d’un coureur qui arbore un maillot Euro avec celle d’un coureur de qualité similaire, qui arbore un autre maillot mais a bénéficié d’un entraînement (ou d’un dopage) identique. Si le coureur au maillot Euro franchit plus vite la ligne d’arrivée, on en déduit que son maillot a agi comme une potion magique. On doit cette méthodologie à deux économistes espagnols qui ont estimé grâce à elle l’impact du conflit basque-espagnol et de la réunification allemande.
Les conclusions de cette étude confirment les enseignements de la théorie des « zones monétaires optimales ». En effet, on constate très clairement que les bénéfices de la monnaie unique vont en priorité aux pays les plus ouverts aux échanges commerciaux (Pays-Bas, Irlande), ceux dont les prix sont largement déterminés par les marchés internationaux. Dans cette logique, les auteurs mettent en évidence deux variables propices à minimiser les coûts de la fixité du taux de change: la flexibilité de l’emploi et l’immigration. A ce titre, il est permis de penser que la moindre performance de l’Italie (avant 2008), relativement à la France, s’explique partiellement par le moindre recours de ce pays à la main d’oeuvre immigrée ainsi qu’à sa plus grande rigidité en termes de protection de l’emploi. Résultat: en situation de déficit de « compétitivité », on assiste à un douloureux ajustement interne, via la chute de la demande et des prix, parce que l’ajustement externe, via la dévaluation, est impossible.
Mais le résultat le plus surprenant auquel parviennent les auteurs est l’appauvrissement des Allemands occasionné par l’Euro entre 1999 et 2008.
L’étude n’apporte pas d’explication à ce phénomène, et c’est bien dommage.
Sans doute touche-t-on là une des limites de l’article, à savoir son manque d’éclairage macroéconomique et politique. En effet, la monnaie unique ce n’est pas seulement un grain de sable en moins dans les rouages du commerce international sensé ouvrir les portes du paradis concurrentiel et de l’efficience. C’est également un volet conjoncturel (le Pacte de Stabilité) qui prive les économies d’un pilotage macroéconomique judicieux et c’est aussi une économie politique, des rapports de forces qui drainent les gains de l’intégration monétaire et financière vers certains secteurs de la société au détriment d’autres.
Dans le cas de l’Allemagne, chacun se souvient qu’au début des années 2000, ce pays faisait figure d’homme malade de l’Europe en raison du contre-coup de la réunification (chute des investissements, perte de compétitivité) mais aussi du plan d’austérité budgétaire imposé par les règles européennes. Par la suite, les réformes néolibérales (dites Hartz) ont plongé une partie du salariat allemand dans la précarité (sauf le salariat du secteur exportateur, largement protégé), ce qui pesé sur le revenu et la consommation. De ce point de vue, les débuts de l’Euro ont été une mauvaise nouvelle pour un grand nombre de ménages allemands, « sacrifiés » sur l’autel de la recomposition des marges industrielles, du moins jusqu’au moment où la reprise du commerce extérieur, via les commandes des pays émergents, permette de relever les prix à l’exportation et la rentabilité, et donc d’atténuer l’austérité salariale.
Quant à la France, le problème n’est pas qu’elle ait peu gagné à entrer dans l’Euro mais le fait que la monnaie unique lui ait été si peu bénéfique au cours de la crise.
Le tableau suivant indique la situation de la France si notre pays n’avait pas été membre de l’UEM en 2008.
Sans l’Euro, la France serait sortie plus pauvre de la crise, mais de très peu (313 euros par habitant).
Cela pose deux problèmes. D’une part, on est en droit d’émettre l’hypothèse que l’Euro place notre pays dans une situation peu enviable, avec d’un côté, tous ses partenaires commerciaux d’Europe du Sud qui sont plongés dans la crise, et d’un autre côté, tous ses partenaires du « Nord » (sauf la Finlande) qui bénéficient plus fortement de l’Euro que nous. Cet environnement n’est pas porteur pour l’économie française et pénalise la reprise.
D’autre part, bien que l’Euro ne soit pas la catastrophe que l’on croit, la modicité des gains économiques qu’il procure ne permet pas de contrebalancer la défaillance des conditions subjectives du projet européen, à savoir, la disparition de perspectives sociales et le raidissement non démocratique des instances européennes. Dit autrement: on ne tombe pas amoureux de l’Europe pour 749 euros par an, surtout si c’est au prix d’une désolation économique chez la plupart de nos voisins.
Or, quand on prend la peine d’interroger les Européens, ils disent qu’ils sontfavorables, y compris en Allemagne, à des politiques coopératives destinées à relancer la croissance européenne.
Il est vrai qu’impressionnés par la propagande néolibérale et nationaliste (qui a pour point commun l’incapacité de penser que l’Europe puisse être autre chose de plus qu’une simple association), les partis politiques européens ne relaient pas ces aspirations coopératives.
Et c’est ainsi qu’on gâche les dividendes de la monnaie unique… et qu’il faudra malheureusement en passer par une nouvelle crise (sans doute en Italie), pour conformer le pilotage économique de l’Euro à l’intérêt général européen.
Bien des légendes urbaines circulent à propos de l’origine des profits du capitalisme français. Pour certains, nous serions entrés dans une forme de capitalisme consumériste qui repose essentiellement sur la pulsion d’achat et la consommation ostentatoire des classes supérieures. Pour d’autres, plus romantiques, les profits découleraient du risque entrepreneurial dans le cadre d’une économie marchande. A ces derniers, s’opposent avec violence ceux qui définissent le profit comme le travail gratuit des salariés que leur extorquent les capitalistes. Les opinions de tout ce joli monde agrémentent le débat politique et les diners en ville, mais elles ne font que cela.
Abordons le sujet sous un angle un peu plus sérieux, c’est-à-dire macroéconomique et circuitiste.
J’emprunte la méthodologie qui va suivre à l’économiste néo-marxiste Michal Kalecki, figure importante du courant post-keynésien.
L’adage Kaleckien (« Les travailleurs dépensent ce qu’ils gagnent et les capitalistes gagnent ce qu’ils dépensent ») est contre-intuitif mais sa logique repose sur l’idée, fort simple, que les dépenses des uns sont les revenus des autres.
Dès lors, le profit cumulé de toutes les entreprises s’explique de quatre façons:
La « surconsommation » des salariés: lorsque ceux ci dépensent sur le marché plus que les entreprises ne leur versent de salaires.
L’investissement privé: les entreprises du secteur producteur de bien en capital réalisent des profits lorsque les autres entreprises (auxquelles elles ne versent par définition de salaire) leur achètent des bien en capital.
L’investissement public: les dépenses en capital des administrations publiques constituent un profit pour les entreprises qui répondent à ces commandes
L’excédent commercial: exporter, c’est vendre un produit à un non résident qu’on ne salarie pas (profit pur), importer, c’est perdre du profit auprès des entreprises non résidentes. Et oui, l’enjeu du solde commercial n’est pas un enjeu symbolique, mais une féroce bagarre à propos du partage international du profit.
Au total, la classe capitaliste retire son profit non pas de l’exploitation de la force de travail sur le lieu de travail, mais des ventes qu’elle effectue sans avoir à verser de salaire en compensation (pour plus de détails, voir le post consacré à l’excellent ouvrage de Laurent Cordonnier, L’économie des Toambapiks) .
Voyons ce que cela donne pour la France en 2016.
86% des profits résultent des investissements privés et publics.
18% des profits proviennent de la consommation excédentaires des salariés.
7,6% du profit national est capté par les entreprises non résidentes, qui nous vendent plus que nous leur achetons, d’où les divers plans de baisses de charges qui visent à compenser ce manque à gagner.
Le capitalisme français repose donc sur…l’accumulation du capital et non sur la consommation tout azimut ou l’écrasement des salaires.
Il suit de ce résultat un conséquence importante: comme en période de crise les capitalistes avancent tout freins serrés et accumulent des liquidités plutôt que d’investir (ce qui est rationnel à l’échelle individuelle), il revient à l’Etat de les aider à mieux se coordonner et à investir plus et collectivement.
L’économiste Dani Rodrik, de l’université américaine de Harvard, vient de publier un papier intitulé Populisme et économie de la mondialisation dans lequel il met en perspective le succès politique des courants populistes, aux Etats-Unis, en Turquie, en Europe ou en Amérique latine.
Le populisme est une idéologie qui cherche à rassembler l’ensemble du « peuple » contre les « élites » et qui s’incarne dans des partis ou des mouvements dirigés par un leader charismatique qui revendique le monopole de la représentation des « gens d’en bas » contre « ceux d’en haut ». Les populistes se divisent en deux familles: les populistes démocratiques (le « peuple » est une « construction sociale de tous les jours ») et les populistes réactionnaires ((le peuple est une éthnie).
Habitués, particulièrement en France, au bon vieux clivage Droite/Gauche, la violence inédite (et pas seulement verbale) des populistes nous surprend et nous inquiète. La remise en cause démagogique de la démocratie représentative, la légitimation des atteintes aux libertés individuelles, la désignation de l’adversaire politique comme un ennemi, tout ceci rappelle forcément le climat des années 30.
Dani Rodrik envisage le populisme comme une réaction face aux excès de la globalisation et en particulier ses effets redistributifs particulièrement violents.
De façon très éclairante, il rappelle l’exemple des populistes américains de la fin du XIXième siècle, qui regroupèrent par delà les clivages géographiques et politiques un grand nombre de paysans propriétaires des Etats du Sud et de l’Ouest, ainsi que des ouvriers des Etats du Nord contre les « élites » industrielles et financières qui tiraient bénéfice de la modernisation économique et de l’Etalon-Or. Après le premier conflit mondial, le populisme connut ses heures de gloires en Europe, mais cette fois-ci, au sein des classes moyennes appauvries et hostiles aux milieux financiers accusées. Les mouvements fascistes surent capter cette énergie politique et la retourner contre le prolétariat. En Allemagne, où les droits sociaux conquis par la classe ouvrière étaient très étendus, le parti nazi, pourtant largement soutenu par la grande industrie protectionniste et quelques résidus historiques de l’aristocratie, réussit le tour de force de faire passer le prolétariat social-démocrate pour une classe privilégiée par rapport à la petite bourgeoisie et complice des classes dominantes. Comme chacun le sait, la social-démocratie allemande disposait d’une milice armée très capable de rivaliser avec les meutes nazies, mais la peur d’enfreindre la légalité donna un avantage aux chemises brunes. Comme quoi, il faut (parfois) savoir combattre les populistes sur leur propre terrain.
L’auteur rappelle que le populisme a tendance à se déployer dans les phases hautes de mondialisation économique et financière, dont il exprime avec fracas les contradictions …avec une probabilité non nulle de victoire politique, comme on l’a vu dans l’entre-deux-guerres.
Le regard que l’économiste porte sur le phénomène populiste s’appuie sur les enseignements de la science économique. Je ne citerai qu’un seul développement théorique. Il concerne les effets ambivalents du libre-échange. D’un côté, l’ouverture commerciale génère des gains économiques. D’un autre côté, elle fait des perdants et de gagnants. On enseigne cela depuis plus d’un siècle, mais ce qu’on a tendance à oublier c’est que l’essentiel des gains du libre-échange apparaissent dans les premières phases de la libéralisation des échanges, c’est-à-dire lorsqu’on permet à l’économie de respirer le grand air du marché mondial. Or, à mesure que l’ouverture s’approfondit, les pertes que subissent les groupes sociaux exposés à la concurrence augmentent tandis que les gains en efficacité pour toute l’économie s’épuisent, de sorte qu’arrive un moment (et nous y sommes, dit l’auteur), où la libéralisation fait plus de dégâts sociaux que de bien à la société.
Ceci explique la contestation de plus en plus massive des accords commerciaux (ALENA, TAFTA..), toutefois, Dani Rodrik note que le populisme anti-commercial est l’apanage des Etats-Unis ou l’Amérique latine, tandis que les populistes européens (surtout ceux de droite) se spécialisent dans la propagande anti-immigration. D’après l’auteur, ce biais xénophobe est logique. En effet, nous disposons en Europe d’Etats providence suffisamment étendus et solides pour compenser les retombées négatives du libre-échange. Dès lors, les populistes seraient moins enclins à descendre dans la rue ou à voter contre un accord commercial (ce que font tout de même les « populistes de gauche »), et plus enclins à accuser les « minorités » et les immigrés de vivre aux crochets de l’Etat providence. Ici, l’auteur touche juste, car il suffit de décrypter les explications du vote en faveur du Front National ou de Debout la France (et d’une bonne par du vote Les Républicains) pour constater que beaucoup de ces électeurs redoutent que l’immigration ne les prive d’une partie des aides sociales ou se traduisent par une hausse de la fiscalité. Il s’agit là d’un thème récurrent du Front national, entonné sur tous les tons par la dynastie le Pen.
L’auteur oppose le « populisme de gauche », qui privilégie la question économique et sociale, (Sanders, Melenchon, Podemos…) et le « populisme de droite », qui met l’accent sur le culturel, la défense du « peuple enraciné ».
Est-il légitime de parler de « populisme de gauche »?. Je n’en suis pas certain, même si ce concept fait de plus en plus d’adeptes (voir par exemple les écrits de Chantal Mouffe, ou ceux de l’inénarrable Jacques Sapir).
Il me semble périlleux d’entretenir une confusion entre gauche (radicale ou non) et populisme.
Je formule l’hypothèse qu’il existe trois clivages politiques bien distincts:
Le clivage gauche/droite. Il s’agit d’un clivage modéré qui oppose deux styles de vies et deux interprétations de la République . La gauche et la droite structurent la vie politique lorsque les classes moyennes sont clivées et que leurs deux composantes cherchent à s’allier avec des groupes sociaux qui se situent au dessus ou au dessous d’elles. Comme l’enseigne Pierre Bourdieu, la gauche c’est (c’était…) l’alliance politique de l’ouvrier, de l’instituteur et du cadre supérieur du public (laïques et progressistes) contre l’alliance du petit paysan et ouvrier du tertiaires avec la bourgeoisie et les cadres supérieurs du privé. Pour paraphraser Marx, on dira que la superstructure idéologique est le reflet de la « composition organique du capital » de chaque groupe social: à gauche ceux qui sont relativement plus riches (ou moins pauvres) en capital culturel, à droite, ceux qui sont plus riches (ou moins pauvres) en capital économique. La gauche et la droite proposent deux interprétations différentes de la République. Pour la gauche, la République c’est la justice, le progrès. Dans le camp d’en face, la République est un gage d’unité nationale et un principe d’ordre social. La discorde gauche/droite étant une donnée quasi anthropologique de la société française, il n’y a aucune raison de penser qu’elle ne revienne pas à l’ordre du jour. Toutefois, à certaines époques, un autre clivage surgit et semble subvertir l’ancien.
Le clivage Elites/populistes. La fracture peuple/élites est radicale puisque transversale. Par delà la gauche et la droite, les élites se regroupent contre le reste de la population (et réciproquement). Ce clivage apparaît lorsque les classes moyennes, destabilisées socialement, se coalisent pour cherchent l’appui des milieux populaires contre les élites et les fractions du peuple qu’elles jugent complices des élites (étrangers, artistes…). La grille de lecture populiste est très peu élaborée, tristement quantitative, mais elle est efficace. Pour simplifier, les populistes se réclament des « petits » (salariat peu ou pas qualifiés, petits paysans, petite et moyenne bourgeoisie) contre les « gros » (salariés très qualifiés, haute bourgeoisie financière et industrielle) dont ils vilipendent les privilèges et diabolisent le comportement. Ce ressentiment de classe s’envenime en racisme lorsque les populistes se présentent comme les représentants du « peuple enraciné » et « normal », par opposition aux « apatrides », aux « riches » et à leur « indécence commune ». Frustrés dans leurs ambitions, les populistes ont tendance à opprimer à leur tour les groupes sociaux vis-à-vis desquels ils réactivent des mécanismes de domination archaïques. C’est ainsi que le verbiage populiste s’agrémente toujours d’une posture viriliste (c’est le côté le plus grotesque du populisme) ou anti-étrangère. Même s’il est très légitime de s’inquiéter du populisme, il faut admettre qu’il ne tombe pas du ciel et qu’il ne résulte pas d’une folie collective. Le plus souvent, il apparaît lorsque la mobilité sociale régresse, lorsque les classes moyennes se délitent et ne parviennent plus à nouer des compromis avec les classes dominantes. Mais le populisme est toujours un échec. A la fois révolutionnaire et conservateur, il résout ses contradictions grâce au césarisme (de Napoléon à Chavez), au complotisme, à la xénophobie, ou bien il s’achève dans la farce (Boulangisme, débat télévisé de Marine Le Pen face à Emmanuel Macron). Parfois, le populisme se nie lui même et hisse au pouvoir (comble de l’aliénation) un démagogue ploutocrate (Trump, Berlusconi), dont il espère qu’il laissera quelques miettes au « peuple » ce qui, bien sur, n’arrive pas. Le populisme est donc transitoire. Il est souvent le prélude à des affrontements de classe moins confus et à la réactivation du clivage gauche/droite. A l’heure actuelle, la « recomposition politique » française est loin d’être achevée et il serait très hasardeux de célébrer la victoire définitive du « bloc bourgeois » macroniste (Stéfano Palombarini, Bruno Amable). Emmanuel Macron bénéficie de moins en moins des illusions de modernisme et d’équité qu’il a répandues auprès de certains secteurs de la gauche, et son opposition souverainiste se divise sur l’attitude à adopter face à la nouvelle loi travail (le Front national est très lié aux milieux de la PME et de la petite boutique, fort enclins à saper le droit social).
Le clivage marxiste. Dani Rodrik ne l’aborde pas. Or, les populistes tiennent absolument à se distinguer de la gauche radicale (voir ici l’exemple du leader de Podémos Inigo Errejon). Les marxistes, précisons le, ne sont ni de gauche, ni populistes. Le groupe social qu’ils placent au coeur de leur combat n’est pas la « patrie » ou « les exclus », mais le prolétariat, dont ils construisent l’autonomie politique dans l’objectif de sa disparition, car ne l’oublions pas, les communistes cherchent à subvertir toutes les catégories traditionnelles, de « classe », comme celle de « race » ou de « genre ». Les prolétaires sont un peu la « part maudite » de la société capitaliste. De temps en temps, elle se rappelle à son bon souvenir (1936, les « OS » en 1968, les grèves de sans-papiers et d’immigrés, catégories qui forment actuellement la moitié du prolétariat en Île de France). Or, pour des raisons objectives et subjectives, le prolétariat ne peut plus occuper dans les combats et l’imaginaire de la gauche radicale la place qui était la sienne jusqu’à la fin des années 60, et qui faisait, par exemple, que l’on menait le combat féministe sur un registre analogue à celui de la lutte des classes (« femmes=classe sexuelle », disait on dans les années 70). Non pas que les producteurs de valeurs aient disparu (il n’y en a jamais eu autant), mais la diversification du salariat et la tertiarisation du travail changent la nature de la conflictualité ainsi que son expression. Jadis, le salariat s’appuyait sur sa concentration numérique pour se confronter à la classe propriétaire. Aujourd’hui, les salariés sont dispersés et, dit-on, « impliqués » dans des tâches qui les amènent à s’auto-discipliner, parce qu’ils ont à rendre des comptes à d’autres salariés, au client, à l’usager ou à un donneur d’ordres. Le contrôle de la production de valeur s’effectuant de manière moins directe que par le passé, il devient difficile de faire vivre un sentiment de solidarité de classe, par delà les statuts, les entreprises, les qualifications. Toutefois, le délitement de l’Etat providence, qui avait permis de déprolétariser le salariat est une tendance sur laquelle la gauche radicale peut s’appuyer afin de faire entendre sa partition politique. A long terme, le mieux que puisse faire la gauche radicale est d’oeuvrer à remettre à flot « la gauche » sur la base d’un nouveau compromis avec les classes supérieures les plus éclairées. En effet, les classes éduquées ne sont pas monolithiques (le mouvement socialiste a toujours recruté en leur sein et la « lutte des places » interne au tiers de la population titulaire d’un diplôme du supérieur est violente). De plus, il est facile de mettre en contradiction les élites éduquées en leur montrant en quoi le néolibéralisme est contradictoire avec certaines des causes auxquelles elles restent attachés (féminisme, anti racisme, écologie). A court terme, il est judicieux pour la gauche radicale de coopérer avec les populistes progressistes, c’est-à-dire ceux qui sont peu sensibles aux accents chauvins, mercantilistes et autoritaires de l’idéologie national-souverainiste (« ordre à l’intérieur, arbitraire mercantile à l’extérieur »). C’est ce que font beaucoup de militants à l’intérieur de Podemos ou de la France Insoumise, deux formations qui, malgré leurs insuffisances, s’inscrivent dans un imaginaire progressiste et démocratique. Après tout, la mode irritante des nuées de drapeaux tricolores et des tribuns hologrammes n’aura qu’un temps et le moment de la véritable conflictualité politique reviendra bientôt.
La « diversité », au sens strict, désigne les personnes d’origine étrangère qui résident sur le sol français, c’est-à-dire les immigrés et leurs descendants. Dans un sens plus étendu, la diversité rend compte du métissage de la population résidente, ce qui implique de comptabiliser les ménages dits « mixtes ».
Selon l’Insee, la diversité rassemble un peu plus de 4,5 millions de ménages qui se répartissent comme suit:
Ménages immigrés : 2,1 millions
Ménages descendants d’immigrés (1ère génération) : 1,25 millions
Ménages mixtes (dont un seul conjoint est immigré): 1,17 millions
Pour tenir compte de la profondeur temporelle de l’immigration en France, il convient de tenir compte des descendants d’immigrés de deuxième génération, qui regroupaient (en 2011), 4,67 millions de personnes.
Je me propose d’estimer la contribution économique de ces personnes à la richesse produite chaque année dans le pays.
Le résultat obtenu est considérable.
La diversité est à l’origine de 15,4% du Produit intérieur brut de la France, soit 300,22 milliards d’euros, ce qui équivaut au PIB de l’Autriche.
La méthodologie qui permet d’aboutir à ce résultat est assez simple. Elle consiste à calculer les revenus que les ménages concernés ont crées.
Ce tableau est important car il contient des indications sur les revenus directement issus de la production effectuée par les ménages liés à l’immigration. Chacun de ces revenus figure au PIB. Il s’agit de salaires, de revenus du travail indépendant et de revenus du patrimoine (loyers, intérêts…).
Bien sur, il faut retraiter les données du tableau ci-dessus:
Les immigrés reçoivent 5 milliards d’allocation chômage. On les retranchera donc de la colonne salaires et allocations chômage.
Les employeurs des immigrés versent 51 milliards au titre des cotisations sociales. Cette estimation découle du comportement moyen des entreprises en France, qui versent 57 centimes de cotisations pour chaque euro de salaire net.
En ce qui concerne la contribution économique des « petits-enfants » d’immigrés, j’ai choisi d’appliquer une règle simple, qui consiste à multiplier leur nombre par le PIB moyen par habitant de notre pays, considérant qu’ils ne se différencient pas du reste de la population au plan économique, du moins, tant qu’une étude ne le démontre pas.
Le chiffre auquel on parvient ici n’est qu’une estimation informelle et non exhaustive, qui ne tient pas compte, par exemple, des résultats économiques des sociétés dont le dirigeant est immigré ou bien encore des profits que les employeurs de salariés immigrés retirent de cette exploitation (a priori, plusieurs dizaines de milliards d’euros…).
Quoiqu’il en soit, si par la plus obscure des providences, un régime identitaire post démocratique venait à chasser toutes les personnes d’origine étrangère, parents, enfants (ainsi que conjoints autochtones), la France perdrait instantanément un sixième de sa richesse annuelle.
Au plan matériel, c’est beaucoup, mais en termes de déchéance morale collective, les dégâts seraient, eux, incalculables.